La « Manchester française » : comment l’industrie textile a modelé Roubaix
En 2022, les Archives nationales du monde du travail rejoignent la programmation de la ville de Roubaix autour de la thématique « Textiles du monde ».
Si l’industrie textile a laissé son empreinte sur ses grandes cités françaises, elle a aussi marqué la vie de ses travailleurs et travailleuses, fait prospérer des dynasties familiales ou encore permis l’émergence de marques de vêtements restées célèbres.
Chaque mois, les ANMT vous proposent un voyage dans le temps et dans l’univers textile, pour mieux comprendre nos mondes d’aujourd’hui !
« Ville-usine », « Manchester française » ou encore « ville aux mille cheminées » : les périphrases ne manquent pas pour qualifier cette ville du nord de la France, située à quelques kilomètres de la frontière belge. Très marqué, le passé industriel de Roubaix explique son développement extraordinaire : de petit hameau paysan jusqu’à pôle urbain d’un peu moins de cent mille habitants.
Une mono-industrie florissante
En 1491, Pierre de Roubaix obtient du comte de Flandres l’autorisation pour sa ville de fabriquer des tissus. Les Roubaisiens de l’époque n’ont pas attendu cette autorisation pour travailler le textile : déjà ils lavent, peignent ou filent de la laine à domicile pour compléter les revenus qu’ils tirent la terre.
Quatre siècles plus tard, la machine à vapeur arrive à Roubaix et de jeunes entrepreneurs importent de puissantes machines inventées en Angleterre. L’épopée textile est lancée : Roubaix compte déjà 17 filatures de coton en 1814 et 50 filatures de laine en 1845. En 1911, on dénombre 267 usines (tous secteurs textiles confondus).
Motte-Bossut : de « l’usine monstre » à l’Usine
En 1843, Louis Motte-Bossut, un jeune industriel tourquennois décide de se lancer dans le textile en construisant une usine au bord du canal de Roubaix. C’est le début d’une histoire qui perdure encore de nos jours.
La société Motte-Bossut aura un impact imposant sur le paysage urbain roubaisien : elle construit d’abord une première filature de coton à proximité d’un ancien bras mort du canal de Roubaix, surnommée « l’usine monstre » en raison de son gigantisme. Après plusieurs incendies, cette dernière est abandonnée au profit d’une annexe dont l’architecture néogothique lui vaut le surnom de « château ». Devenue friche industrielle après la liquidation de l’entreprise en 1982, le « château » est reconverti et abrite aujourd’hui les Archives nationales du monde du travail.
En 1903, les Motte-Bossut construisent une autre usine en périphérie de Roubaix. Celle-ci est destinée à la fabrication du velours. Après la liquidation, elle devient un centre commercial baptisé … l’Usine.
Les usines sont d’abord construites au bord des cours d’eaux puis là où il y a de la place, sans concertation particulière. Peu à peu, l’espace disponible entre la ville et les hameaux qui l’entourent est rempli jusqu’à constituer une vaste conurbation touchant la frontière belge. Le paysage en est durablement transformé et Roubaix acquiert son surnom de « ville aux mille cheminées ». Il s’agit bien évidemment d’une exagération : tout au plus quelques centaines de cheminées d’usines fonctionnent en même temps. L’horizon des Roubaisiens n’en a pas moins été chargé de fumée durant deux siècles.
Comment loger les nouveaux Roubaisiens ?
En 1800, Roubaix compte 8300 habitants. Sa population augmente de 1 380% en un siècle pour atteindre 123 000 habitants en 1896. Une explosion démographique due à la prospérité de l’industrie textile.
Un habitat de courées
Mal aimées, dénoncées comme des espaces sombres et insalubres, marquées par une forte pauvreté, les courées sont très nombreuses à Roubaix au XIXe siècle. On en compte jusqu’à 1524 en 1912, concentrant 40% de la population. La dernière est construite en 1934.
Le désintérêt du patronat textile pour la question du logement des ouvriers favorise un opportunisme local : commerçants, artisans ou rentiers locaux s’assurent un rendement locatif. Il suffit de posséder un jardin ou un espace non construit derrière sa maison ou son commerce pour y faire construire une série de petites maisons ouvrières auxquelles l’accès depuis la rue est assuré par un étroit couloir. La régulation est absente : jusqu’à la fin du XIXe siècle, seules les constructions sur l’espace public sont soumises à autorisation.
Le succès de cet habitat s’explique aussi par l’organisation du travail elle-même : les journées sont longues (jusqu’à 15 heures) et les pauses déjeuner sont courtes. L’ouvrier a besoin de vivre près de son usine. Par ailleurs, les transports ne sont que peu ou pas du tout développés : le chemin de fer apparaît en 1842, le tramway seulement en 1882. Les ouvriers, massivement venus de Belgique, sont donc désireux de s’épargner de très longs trajets à pied en trouvant un logement près de l’usine.
Cours, courées, cités, forts ou impasses ?
Si aujourd’hui on désigne cet habitat ouvrier typique de la région de Lille par le terme générique de « courées », le vocable a varié au fil des décennies et de l’organisation urbaine.
Plusieurs termes coexistent :
- Cours : celles qui contiennent le plus de maisons (entre 20 et 60) ;
- Courées : plus modestes qu’une cour (entre deux et une dizaine de maisons) ;
- Forts : deux rangées de maisons dos à dos. Il est probable que ce terme soit lié à une persistance du vocabulaire militaire après les campagnes napoléoniennes ;
- Impasses : maisons en rangées le long d’une petite rue non pavée ;
- Cités : cours dont les maisons ont été bâties toutes en même temps par le même propriétaire.
De nos jours, si certaines ont été détruites pour laisser place à un habitat plus moderne et plus confortable, il existe encore environ 600 courées à Roubaix. Restaurées, certaines ont été inscrites au titre des monuments historiques.
La municipalité reprend la main
Dès le XIXe siècle, des équipements publics sont construits ou réaménagés : hôpital de la Fraternité, parc Barbieux, nouvel hôtel de ville, etc.
L’exposition internationale de 1911
En 1911, Roubaix accueille l’exposition internationale du nord de la France. Elle se déroule dans le parc Barbieux et son objectif assumé est de démontrer la suprématie mondiale de la ville dans le domaine du textile. L’exposition reçoit environ 150 000 visiteurs, venus de toute la France mais aussi des pays voisins.
À cette occasion, la ville inaugure son monumental nouvel hôtel de ville qui se veut le témoin de sa prospérité et de son succès. Néanmoins, l’apogée économique roubaisienne sera ruinée à peine 3 ans plus tard par l’occupation allemande lors de la première guerre mondiale…
En 1920, un office d’habitation à bon marché (HBM) est créé à Roubaix. Le programme immobilier de cet ancêtre des habitations à loyer modéré (HLM) s’inscrit dans la création d’un tout nouveau quartier : le Nouveau Roubaix. L’idée est de lutter contre l’effet d’entassement : par exemple, la rue de l’Hommelet avec ses seize courées concentre alors à elle seule 1800 habitants… La ville s’étend donc à l’ouest, l’est et surtout au sud jusqu’à rejoindre sa voisine Hem.
Le patronat tente à son tour de régler le problème du logement ouvrier avec la création du Comité interprofessionnel du logement (CIL) : 1% des salaires est versé par les entreprises adhérentes pour financer la construction de logements neufs.
La répartition de l’espace à Roubaix n’en reste pas moins très marquée par la classe sociale : au modeste habitat ouvrier s’opposent les splendides hôtels particuliers aux façades de pierres imposantes que les propriétaires d’usines ont fait construire autour du parc Barbieux.
Désindustrialisation et nouveau(x) visage(s)
Les premières usines textiles ferment leurs portes en 1975. La dernière usine, La Lainière résiste jusqu’en 2000. Roubaix connaît donc plusieurs décennies de crise économique. Jusqu’alors entièrement tournée vers le textile, elle doit se réinventer.
Les usines abandonnées deviennent des friches : il n’y a plus de correspondance entre le bâti roubaisien et son occupation réelle. Il faut reconvertir, dépolluer, attirer une nouvelle population et de nouveaux investisseurs.
Préserver ou détruire ?
« Un molosse aussi hideux » à l’entrée de Roubaix, c’est ainsi qu’un lecteur de La Croix qualifie l’usine Motte-Bossut en 1974. Un rejet qui illustre la tentation de l’époque : celle de faire place nette pour se tourner résolument vers l’avenir. Les débats sont vifs : une usine peut-elle être préservée au titre du patrimoine ? C’est à cette époque que des historiens comme Maurice Daumas théorisent la notion de « patrimoine industriel » et militent pour sa préservation.
Les façades de la filature Motte-Bossut seront finalement inscrites au titre des monuments historiques en 1978. Dix ans plus tard, les travaux de réhabilitation du bâtiment, racheté par le ministère de la Culture à la ville de Roubaix pour un franc symbolique, commencent. Ils sont confiés à un jeune architecte, Alain Sarfati, qui pratique du « façadisme » sur une partie du bâtiment : détruisant totalement l’intérieur et ne gardant que les façades.
Roubaix demeure la capitale de la vente par correspondance, elle investit dans les centres commerciaux (Roubaix 2000 devenu MacArthurGlen, Espace Grand Rue, l’Usine), les nouvelles technologies (projet Eurotéléport dans les années 1990, installation d’entreprise comme Ankama ou OVH), l’enseignement supérieur (installation de l’EDHEC, InfoCom, l’ESAAT, l’ENSAIT) et plus récemment dans la transition écologique (politique « Zéro Déchet », mode éco-responsable, etc.).
Trouver un juste équilibre entre un légitime souhait de renouveau et la prise en compte de l’intérêt mémoriel n’est pas toujours facile. Roubaix a su assurer son rayonnement culturel, en reconvertissant par exemple son ancienne piscine art déco en musée d’art et d’industrie.
Le fonds Motte-Bossut rassemble les archives des différents établissements exploités par la société depuis sa création : filature de coton à Roubaix, tissages de coton à Leers, Comines et Vadencourt, filature de laine à Roubaix, manufactures de velours à Roubaix et Amiens ainsi que ses filiales. Les archives de Jacques Bonte (historien de l’industrie textile) se composent de sa documentation scientifique et technique ainsi que d'archives orales : cassettes audio, notes dactylographiées, publications. La collection des pièces isolées rassemble les documents entrés par voie extraordinaire aux ANMT. On distingue les pièces isolées sur supports papiers, iconographiques ou encore audiovisuels. Le photographe Frédéric Cornu a déposé aux ANMT 38 portraits d’habitants des courées de Roubaix (1992-1994). Ces photographies ont fait l'objet d'une exposition du 12 mai au 12 juillet 1996 au Centre des archives du monde du travail, et ont donné lieu à la publication d'un catalogue intitulé COURS. Jacques Prouvost, président de la Société d'émulation de Roubaix et membre de la Commission historique du nord a fait don aux ANMT d’une collection documentaire relative à l’histoire du textile dans le Nord de la France. |
Bibliographie indicative :
BONTE Jacques, L’épopée du textile de Roubaix-Tourcoing, éditions La Voix du Nord, Lille, 2005.
CORNUEL Didier et DURIEZ Bruno, Le mirage urbain. Histoire du logement à Roubaix, Anthropos, Brassac-les-mines, 1983.
PROUVOST Jacques, « Les courées à Roubaix » in Revue du Nord : Roubaix. Ve Centenaire de la Charte des Drapiers, n°201, 1969. Consultable : https://www.persee.fr/doc/rnord_0035-2624_1969_num_51_201_2695
TELLIER Thibault, « Le développement urbain de Roubaix dans la première partie du XXe siècle » in Roubaix : 50 ans de transformations urbaines et de mutations sociales, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2006. Consultable : http://books.openedition.org/septentrion/56172
« Histoire de Roubaix » sur le site internet de la ville (www.ville-roubaix.fr ). Consultable : https://www.ville-roubaix.fr/services-infos-pratiques/culture-et-patrimoine/patrimoine-et-histoire/histoire-de-roubaix/
« Roubaix, ville ouvrière hier et aujourd’hui », ressources de l’École nationale supérieure. Consultable : http://www.geographie.ens.fr/roubaix-ville-ouvriere-hier-et-aujourd-hui