Victimes ou traitres ? Les établissements Arbel face aux occupations allemandes
Notre thématique de l’année 2023 sera celle de la grande exposition « Travailler en temps de guerre » présentée du 26 mai 2023 au 4 mai 2024 aux Archives nationales du monde du travail.
Comment les conflits armés changent-ils les modes d’organisation du travail ? Quels sont les impacts sur les vies, les corps et les esprits des travailleurs ? Tout au long de l’année, nos dossiers ou documents du mois prolongeront l’exposition en interrogeant les liens entre guerre et travail.
La société Arbel est une entreprise de construction métallurgique en activité entre la fin du XIXe et le début du XXIe siècle, spécialisée dans la fabrication de wagons spéciaux pour le transport de houille et coke, et de pièces de métallurgie lourde, en particulier de châssis ou de réservoirs. Son siège social est à Paris mais elle possède des ateliers à Couzon (Loire) et à Douai (Nord). Elle exporte ses produits dans le monde entier.
« Quelle maîtrise dans l’art du pillage méthodique ! » : le traumatisme de la première guerre mondiale
Occupées par les Allemands dès octobre 1914, les forges de Douai subissent d’importants dégâts : bâtiments, machines et installations sont démontés et confisqués. Le site est entièrement évacué et il faut attendre octobre 1918 et la libération de la ville de Douai pour que l’entreprise récupère la possession des lieux ainsi décrits : « un terrain bouleversé sur lequel il ne restait plus : ni un bâtiment, ni une machine, ni une installation, pas un dessin ou une archive quelconque, technique, commerciale ou financière ».
Néanmoins, l’activité de l’entreprise s’est poursuivie durant le conflit sur le site de Couzon, d’où elle a participé à l’effort de guerre avec la construction d’une aciérie dotée de deux fours de 25 tonnes dont sont sortis 1800 obus par jour.
En 1922, le site de Douai était à nouveau en grande partie opérationnel et doté de 5 usines : une centrale électrique, une aciérie, une fonderie, un « blooming » servant à la fabrication des brames, une tôlerie, un atelier de forge et un atelier d’usinage.
Néanmoins, le ressentiment reste profond. En 1922, la direction de l’entreprise édite une brochure de 4 pages où elle prend soin de décrire les destructions qu’elle a subies. Ces dernières sont aussi documentées dans un album photographique où des observations manuscrites rageuses commentent la disparition des machines et des équipements.
Des collaborateurs ? Après la seconde guerre mondiale, le temps des règlements de comptes
Dès 1940, le nord de la France est de nouveau occupé par l’armée allemande. Douai passe sous contrôle allemand le 27 mai. Très probablement échaudés par les conséquences du conflit précédent sur leurs biens, les dirigeants des établissements Arbel choisissent de rester sur place et de continuer la production. Ils doivent répondre à l’autorité du Rüstung Kommando, service de contrôle des entreprises dont la production intéresse l’effort de guerre allemand.
Ainsi, les établissements Arbel ont participé à l’effort de guerre allemand en livrant des boucliers anti-attaque aérienne, des wagons-citernes, des creusets et un pont suspendu. Trois cent vingt-six ouvriers ont également été envoyés en Allemagne au titre du Service du travail obligatoire. En 1944, Lucien Arbel et ses directeurs sont accusés d’avoir collaboré avec l’ennemi et d’en avoir retiré des profits économiques. Ils vont alors faire face aux acteurs locaux qui ont repris le pouvoir après la Libération.
L’enquête débute en octobre 1944 après une dénonciation du comité de libération de Douai. Interrogés, les cadres de l’entreprise évoquent une docilité feinte envers l’occupant.
En 1945, une visite de Lucien Arbel dans ses usines de Douai déclenche la colère des journaux communistes Liberté et Le Nord libre, qui le décrivent comme un fervent pétainiste servant « avec un dévouement sans borne ses maîtres hitlériens ».
Arrêté en mars 1945, Lucien Arbel fait l’objet d’une détention provisoire et ses biens sont mis sous séquestre.
La défense fait apparaître que les établissements Arbel se sont refusés à fabriquer obus, ogives de bombes, gaines de fusées ou blindage protecteur d’avions pour les Allemands. Et la société aurait pratiqué un retard systématique à la fois dans la réponse aux demandes de prix et dans l’exécution des commandes allemandes.
Par ailleurs, les avocats d’Arbel affirment qu’une proportion moindre d’ouvriers a été envoyée au STO en comparaison d’autres entreprises du même domaine. Les sabotages d’employés restés sur place auraient été couverts. Mandatée par le juge d’instruction, une expertise comptable conclue que les usines de Douai présentent un déficit comptable durant la période de l’Occupation.
Les avocats d’Arbel s’appuient aussi sur le climat tourmenté de Douai et sur les liens entre la cour de justice de Douai et le comité de libération. Ils obtiennent un renvoi de l’affaire devant la cour de justice de Paris.
Finalement jugés en 1949, Lucien Arbel sera acquitté. Un an plus tard, la reconstruction de l’usine est achevée. L’entreprise poursuivra ses activités jusqu’en 2010.
L’histoire de cette épuration économique est indissociable du profond ressentiment, voire de l’amertume qui régnait à l’époque de la Libération et qui a contribué à l’instauration d’un climat survolté peu compatible avec l’exigence d’une justice impartiale. L’acquittement d’Arbel en 1949, après 4 ans d’une longue procédure judiciaire, peut être vu comme le signe d’une société civile qui s’apaise et tourne le dos aux rancœurs.
Sources :
Établissements Arbel : conséquences des destructions de la première guerre mondiale (1922) - ANMT 2014 28 4 et 6
Famille Arbel : procès en collaboration, dossier de défense jusqu’au renvoi de l’affaire à Paris (1944-1945) - ANMT 2006 83 16
Cour de justice de la Libération de Douai : dossier en accusation d’Arbel jusqu’au renvoi de l’affaire à Paris - Archives départementales du Nord 8 W 593