De Belfort à la Pennsylvanie : le parcours d’une famille française en Amérique au début du XXe siècle
En 2024, les ANMT s'emparent de la thématique "Travail et migrations" en lien avec leur programmation culturelle du second semestre.
Quels sont les liens entre industrie et flux migratoires ? Qui est à l'initiative du départ ? Comment les travailleurs venus d'ailleurs vivent-ils et sont-ils perçus par la population locale ? Quels sont les secteurs les plus demandeurs de cette main d’œuvre ? Quel impact sur les cultures professionnelles ? Tout au long de l'année, nos dossiers ou documents du mois questionnent les liens entre migrations et travail.
En 1927, une jeune fille de 21 ans, Denise Amélie Laibe commence sa carrière comme garde-barrières à la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée (PLM). Son feuillet matricule, conservé aux Archives nationales du monde du travail, nous apprend un curieux détail de sa vie, en l’occurrence sa naissance à Saint Clair, en Pennsylvanie (États-Unis d’Amérique).
Un tel écart géographique peut étonner, mais constitue une illustration parlante du mouvement de migration qui eut lieu vers l'Amérique de 1840 à 1920. Les documents d'archives conservés sur les deux continents permettent de reconstituer le parcours de Denise Amélie Laibe et de sa famille.
Le feuillet matricule nous apprend qu’elle habitait à Grandvillars, dans le Territoire de Belfort. Les recensements de population pour 1926, conservés aux archives départementales et accessibles en ligne, permettent de la retrouver avec son père Georges Laibe et sa mère Amélie.
French Lines et le transport de migrants : l’âge d’or des compagnies transatlantiques
Le site Web états-unien The Statue of Liberty - Ellis Island Foundation offre l'accès aux listes de passagers des navires arrivés à New York de 1820 à 1957. Une recherche sur Georges Laibe indique que ce dernier est arrivé le 27 avril 1903 avec sa femme et son fils âgé de six mois, sur le navire La Gascogne, parti du Havre dix jours auparavant. Ce paquebot appartenait à la Compagnie générale transatlantique.
Les compagnies maritimes de ce type se développèrent au XIXe siècle, en grande partie grâce à l’immigration. Elles transportaient des passagers vers l’Amérique et en ramenaient des produits exportés. En France, ce qui deviendra la Compagnie générale transatlantique fut créée par les frères Pereire, banquiers, en 1855.
Le principal port transatlantique en France était Le Havre. S’y croisaient Allemands du sud, Rhénans et Italiens, qui bénéficiaient pour leur voyage de réductions allouées par les compagnies des chemins de fer. En 1908, la Transatlantique a embarqué dans ce port 60 000 émigrants, pour moitié des Italiens.
La Compagnie générale transatlantique était surtout connue pour son service de luxe, la French Line. Les migrants connaissaient des conditions de traversée bien moins confortables. Ils étaient logés dans l’entrepont, qui était souvent démonté au retour pour stocker des marchandises.
Les cinq à six semaines de traversée (durée du voyage au milieu du XIXe siècle) étaient très éprouvantes. La hauteur entre les ponts était basse. Lumière et espace y étaient rares. Les maladies contagieuses prospéraient. Les passagers avaient droit à quatre litres d’eau par jour et par adulte, pour tous les usages. Dans les années 1900, les conditions s’étaient améliorées, ainsi que le temps de traversée, passé à moins d’une dizaine de jours. Des naufrages ont lieu régulièrement, dont le plus célèbre fut celui du Titanic.
Old immigration et new immigration : les Européens traversent l’Atlantique en masse
À partir de la fin des années 1840, la faim et la persécution politique en Europe poussent de nombreuses personnes à émigrer vers les États-Unis : les villes de l'Est, en plein essor industriel, demandaient de la main d’œuvre. S’y ajoute l’avancée de la frontière vers l’ouest, avec la promesse de terres à cultiver. La découverte d’or en Californie en 1848 renforce l’attrait de ces régions éloignées.
Entre 1840 et 1890, ce sont 15 millions d’Européens qui se rendent aux États-Unis (contre seulement 1 million entre 1776 et 1840). La tendance s’accélère ensuite avec 14 millions d’immigrants de 1890 à 1914. La décennie 1900 constitue le point d’orgue, avec plus de 6 millions d'immigrants. On distingue deux vagues : la « vieille immigration », originaire des îles britanniques, d’Allemagne et de Scandinavie, et la « nouvelle immigration », venue à partir des années 1890 du sud et de l’est de l’Europe.
La main-mise des États-Unis sur l’Amérique du Nord s’est appuyée sur l’immigration et le chemin de fer : en 1840, ce pays disposait déjà du plus grand réseau ferroviaire au monde. En 1869, la Central Pacific Railroad achève la première ligne transcontinentale qui relie Oakland à Sacramento, construite en grande partie par des travailleurs chinois. D’autres lignes suivront, comme celle du Northern Pacific Le gouvernement des États-Unis encourageait le peuplement de ces territoires par des colons, aux dépens des populations amérindiennes, ce qui donnait lieu à des conflits violents.
À la fin du XIXe siècle, plus de 70 % des personnes arrivées à New York déclaraient se rendre chez des connaissances, qui parfois avaient payé leur billet : on parle de « migration en chaîne ». De fait, Georges Laibe indique se rendre chez son oncle à Pittsfield, une ville industrielle située dans l’État du Massachusets.
Gilded Age et Progressive Era (1877 – 1917) : l’immigration et la montée en puissance des États-Unis
En 1901, Georges Laibe était ouvrier dans l’usine Viellard Migeon et Compagnie. Le mouvement vers les États-Unis n’est pas qu’une « émigration de la misère » : outre les relations sur place, la plupart des migrants, en particulier ceux d’Europe du Nord-Ouest avaient un capital financier et une formation professionnelle. Cela était particulièrement vrai pour les Français, peu nombreux à émigrer mais plutôt instruits. A contrario, les migrants de la « nouvelle immigration » étaient plus souvent illettrés et non qualifiés.
Les conditions de vie des nouveaux arrivants restaient difficiles : logements insalubres et surpeuplés, grande flexibilité du marché du travail mais au détriment des droits des employés. L’auteur Mark Twain nomme cette fin du XIXe siècle le Gilded Age, nom repris par l’historiographie et qui reflète bien cette situation : c’est l’âge doré et non l’âge d’or. Derrière la richesse se cachent l’injustice et la misère dont souffre une partie de la population.
Cette situation fut dénoncée par des auteurs tels que le photographe Jacob Riis (How the Other Half Lives, 1890) ou le romancier Upton Sinclair (La Jungle, 1906). Leur influence aboutira à la Progressive Era, qui verra des avancées sociales, notamment sous les présidences de Théodore Roosevelt (1901-1909) et Woodrow Wilson (1913-1921).
Le développement du pays est permis par de nombreuses exportations de capitaux, notamment britanniques. Des Français investissent dans l’élevage et les compagnies minières. Des industriels du nord de la France implantent des usines textiles dans les régions du Nord-Est (voir l’encadré n°2 du dossier du mois d’avril 2022).
Dans le cas de Saint Clair, ville natale de Denise Amélie Laibe, c’est l’industrie minière qui domine. La population de cette communauté a augmenté de 39 % entre 1900 et 1910.
L’Amérique latine avait aussi besoin de bras, en particulier à partir des années 1870 où la culture du café au Brésil et des céréales en Argentine ont explosé. Là encore, les compagnies de chemin de fer jouaient un rôle majeur, en amenant les colons au cœur des territoires à investir. Le gouvernement argentin payait fréquemment les billets des migrants. Au tournant du XXe siècle, le tiers des populations de ces deux pays était d’origine italienne ; s’y ajoutaient des migrations saisonnières, avec les golondrinas (hirondelles). Quant aux Français, ils représentaient 3 à 4 % du total des migrants européens présents en Argentine dans les années 1880.
Le National Origins Act et la baisse progressive des migrations vers les États-Unis au XXe siècle
Le poids des immigrés dans la démographie états-unienne est majeur : en 1910, c’est 78,6 % de la population blanche totale qui est née à l’étranger ou issue de parents nés à l’étranger.
La situation sociale devient difficile aux États-Unis après la première guerre mondiale, avec une montée du chômage qui pousse au protectionnisme. En 1924 est signé le National Origins Act ou Johnson-Reed Act : désormais, ne peuvent rentrer que 2 % de chaque nationalité résidant déjà dans le pays en 1890. Seule l’Europe du Nord-Ouest reste favorisée.
Cette situation va affecter négativement les compagnies maritimes, dont les bénéfices reposaient surtout sur ce trafic. En 1921-22, la Transatlantique ne transportait plus que 20 000 migrants (55 000 en 1920). Les compagnies se réorientent vers le tourisme. Le trafic passager des bateaux sera définitivement anéanti dans les années 1970 par la concurrence de l'aviation.
Enfin, tous les migrants ne s’installaient pas définitivement en Amérique. Une partie restaient quelques années, le temps de thésauriser, puis repartaient. La fiche matricule militaire de Georges Laibe, disponible aux Archives départementales du territoire de Belfort, indique qu’au 23 mars 1909, l’intéressé habitait encore à Pittsburgh (dont Saint Clair est une section). En 1910, il est de retour dans sa commune d’origine, où il reprendra un emploi d’ouvrier, ce qui explique la présence de sa famille dans le recensement de 1926. Il aura passé sept ans de sa vie aux États-Unis et y aura eu un enfant.
Bibliographie indicative
- AXELROD Alan, The Gilded Age: 1876-1912: Overture to the American Century, Sterling, 2017.
- BUTEL Paul, Histoire de l'Atlantique - De l'Antiquité à nos jours, Perrin, 2012.
- PARRS Alexandra, « Les États-Unis d’Amérique face à la “race” : une construction historique », Migrations Société, 2007/6 (N° 114), p. 13-23 [Consultable en ligne]. Consulté le 23 mai 2024.
- RIIS, Jacob, How the Other Half Lives, 1890 [Consultable en ligne]. Consulté le 23 mai 2024.
- SINCLAIR, Upton, The Jungle, 1906 [Consultable en ligne]. Consulté le 23 mai 2024.
- VINCENT Bernard (dir.), Histoire des États-Unis, Champs Flammarion, 1997.
- Commune de Morvillars, « L’usine VMC » [Consultable en ligne]. Consulté le 23 mai 2024.
- FOUCRIER Annick, « L’immigration française aux États-Unis au XIXe siècle », Bibliothèque nationale de France, mai 2021 [Consultable en ligne]. Consulté le 23 mai 2024.
- FOUCRIER, Annick, « Les immigrants français aux États-Unis (1870-1914) », Études Canadiennes, 86-2, 2019 [Consultable en ligne]. Consulté le 23 mai 2024.
- HAINES, Michael R., « French migration to the United States : 1820 to 1950 », Annales de Démographie Historique, Année 2000, 2000-1, p. 77-91 [Consultable en ligne]. Consulté le 23 mai 2024.
- HATTON, Tim, « Voyage durations in the Age of Mass Migration », VoxEU, 31 juillet 2023 [Consultable en ligne]. Consulté le 24 mai 2024