« Hier spreekt men vlaamsch » ou comment l’industrie textile a entraîné l’afflux de migrants belges dans la région lilloise
En 2022, les Archives nationales du monde du travail rejoignent la programmation de la ville de Roubaix autour de la thématique « Textiles du monde ».
Si l’industrie textile a laissé son empreinte sur ses grandes cités françaises, elle a aussi marqué la vie de ses travailleurs et travailleuses, fait prospérer des dynasties familiales ou encore permis l’émergence de marques de vêtements restées célèbres.
Chaque mois, les ANMT vous proposent un voyage dans le temps et dans l’univers textile, pour mieux comprendre nos mondes d’aujourd’hui !
Dès l’origine, les migrations accompagnent le développement de l’industrie textile. Les paysans touchés par la misère et les artisans à domicile chassés par la concurrence des usines de lin et de coton quittent leurs villages pour les villes industrielles. Les zones de recrutement vont progressivement de plus en plus loin, dépassant les frontières. C’est ainsi que les patrons du nord de la France trouvent en Belgique un important vivier de recrutement.
Les Belges : une main-d’œuvre abondante et bon marché
Si toutes les villes industrielles de l’arrondissement de Lille sont concernées, l’exemple de Roubaix est le plus parlant : sa population passe de 8 000 à 35 000 habitants de 1800 à 1850, pour atteindre 124 000 en 1900. Entre 1866 et 1891, plus de la moitié des habitants de Roubaix sont Belges, ce qui en fait la quatrième ville belge au monde. Ce phénomène se retrouve également à Lille où certains quartiers sont peuplés majoritairement de Flamands.
Pourquoi un tel afflux ? À partir de 1845, la Flandre Occidentale connaît une situation économique très difficile en raison de sa surpopulation et de la concurrence étrangère. La Belgique, indépendante depuis 1830, est pourtant la deuxième puissance économique mondiale. Cependant, la France offre de meilleurs salaires et une protection sociale plus développée. Les patrons du textile recrutent jusqu’à Anvers, située à 230 kilomètres de Roubaix.
Recruter des ouvriers belges offre aux industriels plusieurs avantages : ils acceptent une rémunération plus basse que les Français. Ils peuvent remplacer les citoyens français partis au service militaire. De 1818 à 1905, celui-ci fonctionne par tirage au sort : un « mauvais numéro » vaut de trois à sept ans d’armée en fonction de la loi en vigueur.
Tensions, entre-soi et barrière de la langue : un terrain propice à la xénophobie
Cette situation, combinée au fait que les Belges sont souvent recrutés pour remplacer des ouvriers grévistes, génère des tensions avec les locaux. À la fin des années 1840, une crise économique frappe l’Europe, plaçant de nombreux ouvriers au chômage : à Lille comme à Roubaix, des troubles sociaux ont lieu au cri de « à bas les Belges ».
Si on trouve des francophones originaires du Hainaut, la grande majorité des migrants et frontaliers belges sont des locuteurs de dialectes flamands. À l’entrée de certains commerces et cafés se trouvent des affiches du type « Hier spreekt men Vlaamsch » (« ici, on parle flamand »), qui disparaissent dans les années 1950. À Wazemmes, quartier populaire de Lille, le flamand est parlé partout dans les rues.
Ces migrants cultivent aussi un certain entre-soi : ils ont leurs prêtres, leurs œuvres sociales, et même leurs sociétés de secours mutuel telles que le Ziekenbond Werkers Welzijn (« Le bien-être des travailleurs ») à Roubaix.
La xénophobie est tempérée par le fait que les ouvriers sont nombreux à être enfants ou petits-enfants de Belges. Les discriminations visent en particulier les frontaliers, surnommés « pots au burre. » Cette expression en dialecte picard fait référence au « pot de beurre » que le frontalier amène avec lui avec d’autres produits belges, sans rien acheter en France.
Un contrôle croissant de la part de l’État français
Avant 1870, sans photographie ni anthropométrie, les moyens de contrôle sont rudimentaires : les étrangers se fondent dans la masse ouvrière. La Troisième République (1870-1940) légifère sur le sujet : à partir de 1893, tout étranger qui travaille en France doit être inscrit à la mairie de son lieu de résidence.
Pendant la même période, les conditions d’accès à la nationalité française sont assouplies, notamment en raison d’un inquiétant déficit des naissances. C’est le « code de la Nationalité » de 1889 : tout enfant né en France est automatiquement français. La naturalisation allant de pair avec l’obligation du service militaire, nombre de migrants repartent en Belgique.
La loi du 11 août 1926 indique que « tout employeur de travailleurs étrangers est tenu de les inscrire dans un délai de 24 heures suivant leur embauchage sur un registre spécial, ceci en vue d'assurer la protection du marché du travail national ».
Ces documents sont témoins des différentes vagues d’immigration et de travailleurs frontaliers. Ils sont utiles d’un point de vue statistique et généalogiques. Ils disparaissent en 1985. Les exemples ci-dessous sont tirés des registres des établissements Motte-Bossut à Roubaix.
La Troisième République : l’époque des frontaliers
Un nombre croissant d’ouvriers choisit de faire le trajet entre son domicile en Belgique et l’usine en France, en particulier dans les villes de Roubaix et de Tourcoing, proches de la frontière. À Lille, plus lointaine, les migrants ont plutôt tendance à se fixer.
Avant 1914, ces frontaliers restaient à la semaine en France, logés dans des conditions précaires : le même lit sert parfois pour deux travailleurs, un de jour et un de nuit. Le développement de la bicyclette puis des autocars, doublé du raccourcissement de la journée de travail en 1919 favorise les trajets quotidiens. En 1930, on compte 70 000 travailleurs frontaliers.
Ces ouvriers doivent être titulaires d’une carte spécifique dont le renouvellement régulier est source de tracasseries pour eux : ils risquent de perdre leur travail ; mais aussi pour les patrons qui craignent les désorganisations dans leurs usines.
Conflits syndicaux et inégalités de traitement
Les ouvriers issus des villes industrielles comme Gand ont une forte tradition syndicale qui s’est prolongée en France. À Roubaix, les votes des Belges naturalisés ont favorisé la victoire socialiste aux élections municipales de 1892 et l’élection de Jules Guesde comme député en 1893. Quant aux frontaliers, ceux-ci sont soutenus par les syndicats belges, mais aussi par leur gouvernement.
Les allocations familiales en sont un parfait exemple : au début des années 1930, il est proposé de verser ces allocations aux frontaliers en francs belges et non en francs français, ce qui avec le taux de change provoque une diminution de 40 % de la rémunération. Se produit alors un mouvement de résistance dans lequel s’engouffrent les syndicats mais aussi l’État belge.
Les migrations concernaient aussi l’autre extrémité de l’échelle sociale : vers 1895, Augustin Lepoutre, fils d’industriels roubaisiens, s’installe dans la ville de Woonsocket aux États-Unis. Il y fonde en 1898 une filature de laine, la « Lafayette Worsted Company ».
Des membres de la famille tourquennoise des Tiberghien et plus tard, en 1924, les Prouvost s’installeront au même endroit. Outre le fait que cette ville se situe dans l’État du Rhode Island à forte tradition textile, la présence de nombreux immigrants québécois francophones a joué un rôle dans ce choix d’implantation. L’installation des industriels sera accompagnée d’une migration d’ouvriers qualifiés.
Des Polonais aux Nord-Africains, de nouveaux flux migratoires
Vers 1880, à l’échelle nationale, près d’un étranger sur deux est belge. À compter de la fin du XIXe siècle, l’État belge jouera un rôle croissant au niveau social : ses ressortissants qui travaillent en France se réduiront progressivement aux frontaliers. Ceux qui se sont installés se sont fondus dans la population, et la langue flamande disparaît peu à peu du paysage, sa trace subsistant surtout dans de nombreux noms de famille.
Après la Seconde Guerre mondiale, la Belgique en pleine reconstruction deviendra elle-même pays d’immigration.
Les patrons du textile regardent dès les années 1930 vers l’Europe de l’Est, en particulier la Pologne, avec un certain succès. Cependant, après la Seconde Guerre mondiale, ce pays appartient au bloc communiste et n’est donc plus un bassin de recrutement.
Les industriels se tournent alors vers les colonies françaises d’Afrique du Nord. Cette population est alors très peu nombreuse dans l’arrondissement de Lille : On compte 103 Nord-Africains sur ce territoire en 1943. Ils arriveront surtout à compter des années 1950.
Il s’agit d’une population d’origine rurale, qui s’installe dans les quartiers qui auparavant accueillaient les Belges. Des cafetiers, souvent eux-mêmes nord-africains, les logent dans des locaux surpeuplés : jusqu’à 30 personnes par logement.
La crise des années 1970 et la désindustrialisation ont ralenti les flux migratoires, mais une commune comme Roubaix reste fortement concernée par l’immigration : en 2018, l’INSEE y compte 21 690 immigrés sur une population de 98 089 habitants, soit 22,1 % (contre 9,7 % au niveau national).
Le Consortium de l'industrie textile de Roubaix-Tourcoing est une organisation patronale du secteur textile. Son dernier administrateur en a déposé les archives aux ANMT en 1996. Les archives du Syndicat patronal textile de Fourmies et du Cambrésis ont été acquises par les ANMT en 1995. On y trouve plusieurs ensembles relevant d’organisations patronales liées au secteur textile. Les archives du personnel d'entreprises textiles du Nord de la France réunies par la Caisse complémentaire de retraite du textile - Institution de retraites complémentaires du textile (CARTEX-IRCOTEX) ont été confiées aux ANMT en 1999. Les archives de Jacques Bonte (historien de l’industrie textile) se composent de sa documentation scientifique et technique ainsi que d'archives orales : cassettes audio, notes dactylographiées, publications. Les archives des fabricants de tissus d’ameublement Deffrennes-Duplouy et Boutemy ont été données aux ANMT en 1999. Les archives de la mutuelle « Le bien-être des travailleurs » documente ses activités entre 1907 et 1994. Les archives du peignage Morel documentent deux siècles d’activité. La collection des pièces isolées est classée par typologies : pièces isolées sur supports papiers, iconographiques ou encore audiovisuels. |
Bibliographie indicative
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