Dépasser la barrière de la langue
En 2024, les ANMT s'emparent de la thématique "Travail et migrations" en lien avec leur programmation culturelle du second semestre.
Quels sont les liens entre industrie et flux migratoires ? Qui est à l'initiative du départ ? Comment les travailleurs venus d'ailleurs vivent-ils et sont-ils perçus par la population locale ? Quels sont les secteurs les plus demandeurs de cette main-d’œuvre ? Quel impact sur les cultures professionnelles ? Tout au long de l'année, nos dossiers ou documents du mois questionnent les liens entre migrations et travail.
Comment dialoguer avec des employés ou des partenaires non-francophones ? Comment les inclure dans un collectif de travail, les informer des consignes de sécurité et des pratiques professionnelles ?
Les questions de langues sont un véritable enjeux pour les entreprises comme pour les syndicats ou les associations socio-professionnelles. Tour d'horizon de quelques stratégies déployées pour comprendre et être compris.
Migrations européennes d'entre-deux-guerres
La première guerre mondiale a décimé la population française. Ce fossé démographique amène de nombreuses entreprises à rechercher de la main-d’œuvre à l’étranger, et notamment dans les pays d'Europe de l'est. De nombreux polonais arrivent ainsi pour travailler dans les mines du nord de la France dans le cadre d'un accord de migration de 1919.
Rapidement se pose la question de l’enseignement de leur langue natale aux enfants de mineurs venus de Pologne. Avant guerre, l'industrie minière finançait déjà le recrutement d'instituteurs polonais. La pratique s’institutionnalise avec un accord du 17 avril 1924 organisant l’enseignement du polonais à l'école primaire dans les secteurs industriels à forte population polonaise. En 1937, les Houillères du Nord et du Pas-de-Calais dénombrent 62 personnels employés par les compagnies minière à cette fin.
L'industrie textile à elle aussi besoin de bras comme le révèle un rapport de 1930 du syndicat patronal du textile de Fourmies et du Cambrésis sur les possibilités du recrutement de main-d’œuvre étrangère en Europe centrale. Au terme de ses recherches, le syndicat procède à un premier recrutement de jeunes femmes hongroises. Le rapport précise que les termes du contrat sont expliqués en hongrois mais que le document est en français, un document en langue étrangère n’ayant pas de valeur légale.
De son côté, le Consortium de l’industrie textile de Roubaix-Tourcoing édite des guides à l’intention des populations émigrées en plusieurs langues : flamand, allemand, hongrois et polonais. Dans ces guides, l’entreprise explique certaines démarches à réaliser pour travailler en France, comme l'obtention d'un contrat de travail ou l'enregistrement en mairie.
Les travailleurs russes et ukrainiens de la seconde guerre mondiale
Durant la seconde guerre mondiale, les autorités allemandes mettent en œuvre une vaste opération de recrutement de travailleurs contraints dans les pays qu'elles occupent. Ainsi, la population ukrainienne et russe est mise à contribution afin de subvenir à l’effort de guerre allemand depuis la France occupée. Les mines du nord de la France étant sous contrôle allemand, des travailleurs slaves y sont envoyés pour extraire le précieux charbon. Cette situation amène à l'édition d'un dictionnaire professionnel franco-russe, spécifiquement dédié au vocabulaire minier.
En 1942, les Houillères du Nord et du Pas-de-Calais se chargent d'organiser l'accueil de ces travailleurs très particuliers : il faut pouvoir assurer un lien téléphonique constant avec les autorités allemandes et organiser les loisirs qui sont pensés comme des récompenses pour les plus dociles. C'est ainsi qu'on apprend qu'un interprète a été dépêché sur place : il est notamment chargé de visionner en avance les films et d'en "expliquer brièvement le sens" aux Ukrainiens avant leur séance de cinéma hebdomadaire.
S'intégrer par la culture ?
Conscients des difficultés rencontrées par les travailleurs étrangers, syndicats et autres associations socio-professionnelles ont œuvré à instaurer un climat plus solidaire et inclusif entre tous les travailleurs.
Ainsi, l'association "Loisirs et culture" du comité d’entreprise de la Régie nationale des usines Renault propose des événements à destination de ces employés issus d'autres horizons. En témoignent ces affiches, entièrement ou partiellement traduites en portugais, espagnol ou arabe.
Quelques "couacs" demeurent ...
En 1981, les Chantiers du Nord et de la Méditerranée (NORMED) collaborent avec une entreprise suédoise. Le service de sécurité est excédé : les travailleurs suédois s'obstinent (le mot est souligné dans le texte) a refuser le port du casque et "tournent en dérision les principes de sécurité en invoquant l'incompréhension des ordres reçus du fait du langage différent entre nos encadrements". L'affaire remonte au niveau des directions des entreprises : une meilleure communication s'impose.
À travers ces quelques exemples, on s'aperçoit que dépasser la barrière de la langue est une nécessité pour les entreprises employant de la main-d’œuvre étrangère, surtout quand celle-ci émigre spécifiquement à la suite d’un recrutement dans son pays natal. La présence d’interprètes à tous les stades de l’emploi semble nécessaire. De plus, certaines entreprises ou associations favorisent l’intégration de ces populations en incluant la langue maternelle dans l'organisation de l'éducation ou des loisirs.
Sources
Chantiers du Nord et de la Méditerranée Normed - ANMT 1988 5
Compagnie des mines de Vicoigne, Noeux et Drocourt - ANMT 1994 51
Syndicat patronal textile de Fourmies et du Cambrésis - ANMT 1995 14
Consortium de l'industrie textile de Roubaix-Tourcoing - ANMT 1996 110
Loisirs et culture, association du comité d'entreprise de la Régie nationale des usines Renault (RNUR) - ANMT 1997 12
Bibliographie
Gogolewski Edmond, "L'enseignement de la langue polonaise dans les écoles primaires en France" in: Revue du Nord, tome 63, n°249, Avril-juin 1981. pp. 465-478
Filhon Alexandra, « Plurilinguisme et hiérarchie sociale entre les langues en France », En quête d’appartenances, France Guérin-Pace et al., Ined Éditions, 2009
Faïta Daniel et Véronique Daniel, "Vivre, travailler, communiquer" in: Migrants formation, n°44, mars 1981. La formation des adultes migrants. Méthodes et expériences. pp. 10-19
Truchot Claude, "Langues et immigrations en Europe" in: Recherches anglaises et nord-américaines, N°42, 2009. RANAM N°42: Multiculturalisme, modernité et citoyenneté au Canada / Multiculturalism, modernity and citizenship in Canada. pp. 187-196