En 2024, les ANMT s'emparent de la thématique "Travail et migrations" en lien avec leur programmation culturelle du second semestre.

Quels sont les liens entre industrie et flux migratoires ? Qui est à l'initiative du départ ? Comment les travailleurs venus d'ailleurs vivent-ils et sont-ils perçus par la population locale ? Quels sont les secteurs les plus demandeurs de cette main d’œuvre ? Quel impact sur les cultures professionnelles ? Tout au long de l'année, nos dossiers ou documents du mois questionnent les liens entre migrations et travail.

 

 

1919. la France et la Pologne signent un traité d’émigration. La seconde veut réduire la misère dans ses campagnes tandis que la première a besoin de main-d’œuvre pour son bassin minier dévasté par la première guerre mondiale. Jusqu’en 1939, près d’un demi-million de polonais et polonaises émigrent en France.

 

Cette migration de travail est majoritairement masculine mais des milliers de femmes font aussi le voyage. Depuis la Silésie, la Mazovie ou la Poméranie-Occidentale, elles traversent l’Europe en train ou la contournent en bateau jusqu’au nord de la France.

Depuis 1874, il est interdit d’employer des femmes au fond de la mine. On les retrouve donc « au jour ».  Quelques-unes sont institutrices ou affectées à des travaux de propreté, mais l’écrasante majorité d’entre elles sont employées au triage. Au milieu du bruit et de la poussière, elles doivent séparer le charbon des pierres, morceaux de bois ou de métal et autres impuretés qui y sont mélangés.

 

 

Lors de l’embauche de ses employé·es, la compagnie des mines de Lens fait usage de photographies, ce qui nous permet de remettre un visage sur des dizaines de milliers de noms. Sur leurs photographies, on retrouve nos trieuses tenant une pancarte mentionnant leurs noms et prénoms ainsi que le numéro de la fosse où elles sont affectées. On distingue souvent à l’arrière-plan la silhouette, voire les mains, d’une autre personne. Cette pratique, qui s'apparente aux usages de l'identité judiciaire, est courante à l’époque chez les compagnies minières : tous les nouveaux embauchés sont photographiés en groupe, chacun tenant un panneau les identifiant. En effet, la photographie dans les années 1920-1930 reste rare et coûteuse. Les portraits de chacun sont donc ensuite découpés à la main et collé sur des « fiches –situation ». Certain·es y apposent également leurs empreintes digitales.

Ces fiches ne sont pas conçues pour des employées féminines : les informations sur la personne recrutée sont inscrites dans une case « mari » en face de « femme » et « enfants » pour les informations familiales. Il arrive que les mentions « mari » et « femme » soient raturées et inversées à la main.

À travers les quelques renseignements collectés à l’embauche et à la sortie des trieuses de charbon polonaises de mines de Lens, c’est leurs parcours qui se dévoilent à nous.

 

Trois voisines

 

Alexandra Kucharska, Agniezka Kisiel et Wladislawa Wisnicka vivent respectivement aux numéros 20, 21 et 22 des « vieux corons » de Bauvin, près de Meurchin (Pas-de-Calais). Entièrement détruites par la première guerre mondiale, les fosses de Meurchin ont été rachetées par la compagnie des mines de Lens qui les a relancées après-guerre. La compagnie a alors construit de nouveaux corons et consacré les anciens (les « vieux corons ») aux polonais.

Ces trois femmes viennent de différentes régions de Pologne : Alexandra Kucharska vient de la région de Lodz, Agniezka Kisiel de Mazovie et Wladislawa Wisnicka de Silesie. Toutes sont nées dans les dernières années du XIXe siècle. Elles arrivent en France en 1928 et 1931. Elles n’occuperont que quelques temps leur emploi de trieuse. Les deux premières semblent être parties pour cause de maladie – Agniezka Kisiel a été « mise en huitaine » sans qu’on connaisse plus de détail sur son état de santé. Wladislawa Wisnicka, quant à elle, quitte son emploi en 1932. En cause de départ, sa fiche mentionne un laconique « plus de travail ».

 

Cause de départ : « se marie »

L’emploi des trieuses polonaises aux mines de Lens se caractérise par sa brièveté : elles ne restent généralement que quelques mois en poste. Les obligations familiales sont souvent évoquées pour expliquer le départ. Ainsi, Kataryna Mika, venue de la région de Cracovie en 1924, quitte la compagnie en 1926 pour se marier. Elle n’avait jamais travaillé avant son emploi de trieuse.

Son parcours ressemble à celui de Sophie Kryzanowska, venue de Mazovie. Après quelques mois, elle quitte la compagnie de Lens en 1924 pour se marier. Sa force, son caractère et ses aptitudes avaient reçu à son embauche des appréciations très positives, ce qui n’était pas toujours le cas de ses consoeurs.

 

Anieza ou Agnès ?

Lors de son embauche, Anieza Pietjekowska, venue de Poméranie-Occidentale en 1930, est renommée « Agnès » par la compagnie. Son prénom a été francisé. Après un parcours remarquablement long de 4 ans en tant que trieuse, elle repartira néanmoins en Pologne.

Il est possible que le prénom d’Agnès Rendchen, venue de Silésie, ait lui aussi été francisé. Elle travaille durant deux mois à la compagnie des mines de Lens, en 1925. Auparavant, elle vivait à Dourges (Pas-de-Calais) et travaillait probablement pour la compagnie du même nom. Son domicile était alors situé dans la « Cité Bruno » à Boisgedin, première cité jardin d’Europe continentale, construite en 1904 et nommée à partir du prénom du président de la compagnie des mines de Dourges. À partir de 1922, la compagnie a réservé cette cité aux polonais, lui valant son surnom de « Petite Pologne ». Elle constitue le site n°43 des biens du bassin minier inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO.

 

Des époux également mineurs

Jean Kozlowski est l’époux de Wladislawa Wisnicka (l’une des voisines des « vieux corons » de Bauvin). Il travaille également pour la compagnie des mines de Lens. Il sera renvoyé en 1936 sur « ordre de la direction » car sa situation d’étranger n’est pas en règle. Sa fiche de situation nous apprend l’existence de leurs 6 enfants, qui sont absents de la fiche de Wladislawa. Ils ont 4 garçons et 2 filles, nés entre 1921 et 1936. Jean est arrivé en France en 1926, tandis que Wladislawa est arrivée en 1931, probablement avec les cinq premiers enfants. Le regroupement familial est favorisé par les compagnies qui cherchent ainsi à stabiliser les mineurs, main-d’œuvre qualifiée difficile à recruter.

La fiche individuelle de Joseph Kot, l’époux de la trieuse Rozalia Baisek, nous permet également de mieux connaître leurs parcours. La famille vient de Varsovie, ils ont trois enfants. L’époux est arrivé en France en 1923 et il a commencé à travailler à Courrières avant de venir à Lens. Sa femme le rejoint en France en 1929 où elle commence immédiatement à travailler pour la compagnie de Lens, avant de s’arrêter un an pour plus tard pour « rester chez elle ». Finalement, la famille repartira en Pologne en 1935.

 

Sources

Ces 8 trieuses polonaise font parties des 258 employées de la compagnie des mines de Lens recensées par les étudiant·es de Licence 3 Histoire dans le cadre d’un travail collectif d’initiation à la recherche historique en archives mené en 2022 à l’initiative de leur enseignant Matthieu de Oliveira.

L’ensemble des fiches individuelles des personnels des mines de Lens nés avant 1900, ainsi que de huit autres compagnies minières du Nord-Pas-de-Calais sont consultables en ligne.

 

Bibliographie indicative

Guy Dubois et Jean Marie Minot, Histoire des Mines du Nord et du Pas-de-Calais, tomes 1 et 2, 1991-1992. ANMT H 0318.

“Le travail des femmes à la mine”, Les mémoires de la mine, TF1, 1981. Consultable en ligne.

Sto lat ! La Polonia a 100 ans, livret d’exposition, Archives départementales du Pas-de-Calais, 2021. Consultable en ligne.

Convention du patrimoine mondial : bassin minier du Nord-Pas-de-Calais. Consultable en ligne.

 

Pour aller plus loin

Les femmes dans le monde du travail : histoire d’une paradoxale émancipation