

Ruralité, modernité, inégalités : la France agricole à l’épreuve du progrès social (1961-1968)
2025 - Travail et pauvreté
Depuis juin 2025 et jusqu’en mai 2026, les ANMT présentent leur nouvelle exposition Vivre ou survivre. Travail et pauvreté aux 19e et 20e siècles. Le travail est-il un bouclier face à la pauvreté ? Comment les travailleurs se sont-ils organisés pour obtenir de meilleures conditions de travail, de vie, de logement ? Quels sont les différents acteurs qui ont tenté de pallier les situations de misère des travailleurs et des chômeurs ? Retrouvez chaque mois un nouveau dossier consacré à ces thématiques sur notre site Internet.
Des années 1950 aux années 1970, la France rurale change de visage. La modernisation bouleverse les campagnes : mécanisation, remembrement, exode rural... Mais derrière le récit du progrès, les archives révèlent une autre réalité : celle d’une pauvreté persistante, souvent silencieuse, qui touche particulièrement les femmes, les jeunes et les petits exploitants agricoles. À travers les fonds de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (2017 14), de la Fédération de l’éducation nationale (1998 11) et de la Fédération nationale des foyers ruraux (97 AS), se dévoile une France agricole à la croisée des chemins.
La modernisation à marche forcée
Encore très rurale jusqu'alors, la France d’après-guerre connaît une urbanisation galopante à partir des années 1950. En parallèle, les campagnes changent sous l’effet de la mécanisation et de la spécialisation des exploitations. Les parcelles se restructurent et la loi d’orientation agricole de 1962, portée par Edgard Pisani, encourage la création d’exploitations modernes et compétitives. Les SAFER (Sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural) redessinent la carte foncière, tandis que les conditions d’attribution des prêts à moyen et long terme évoluent. Les plafonds des prêts sont relevés, mais sous condition d'une certaine superficie, ce qui entraîne une réduction du nombre de bénéficiaires et favorise les agriculteurs les mieux dotés. Résultat : le morcellement des terres recule, mais les petites exploitations agricoles disparaissent.
Dans le même temps, le Fonds d’action sociale pour l’amélioration des structures agricoles (FASASA) est créé pour accompagner le départ en retraite d’agriculteurs âgés qui, faute de ressources suffisantes, continuaient à exploiter leurs terres. Dans les faits, aucune reconversion n’est réellement garantie. La modernisation, censée être synonyme de progrès, laisse nombre de familles rurales modestes à la marge.
Des salaires agricoles en retard sur le progrès
Au tournant des années 1960, la question sociale s’invite dans le monde rural. « La misère nous chasse des campagnes » indique la pancarte de cette manifestation d’agriculteurs issue des reportages photographiques de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). Dès 1950, le salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG) vise à protéger les travailleurs les plus précaires. Mais un régime distinct est instauré par l’État pour les professions agricoles : le SMAG. Ce Salaire minimum agricole garanti est inférieur au SMIG, au motif que le coût de la vie serait plus bas en milieu rural. Une décision qui entretient une inégalité salariale structurelle entre l'agriculture et les autres secteurs économiques.
Les bulletins Liaisons sociales des années 1960 témoignent de cette inégalité structurelle : en 1957, un domestique homme logé et nourri gagne près de 20 260 francs par mois, contre 11 150 francs pour une servante de ferme. L’écart entre hommes et femmes, déjà criant, est renforcé par les « avantages en nature » censés compenser les bas salaires.
Il faut attendre 1968 et les accords de Grenelle pour que le SMAG et le SMIG soient enfin alignés. Mais la pauvreté reste endémique dans les campagnes : la faible couverture sociale, le manque de services médicaux et les distances accrues entre les habitants et les services publics accentuent les inégalités.
Habiter la campagne : entre modernité et dénuement
Photographes et syndicalistes documentent la lente mutation du paysage agricole. Les clichés conservés dans les fonds de la FNSEA montrent le contraste entre les infrastructures flambant neuves et les habitations vétustes. Parmi ces reportages, celui du photographe Jacques Windenberger documente cette France rurale et précaire. D'abord rédacteur pour la presse écrite, il rejoint en 1959 l'agence de presse photographique Keystone à Paris avant de devenir photographe indépendant.
Jusqu’au milieu des années 1960, l’action publique en faveur du monde rural reste centrée sur la production : électrification, irrigation, routes. Mais avec la création de la DATAR en 1963, les politiques dévolues aux territoires ruraux s'affirment pour résoudre les disparités territoriales accentuées par l'exode rural. Entre 1945 et 1983, le remembrement représente plus de 80% des opérations d'aménagement foncier.
En parallèle, l'État engage plusieurs programmes pour améliorer l'habitat rural et encourager la diversification des ressources des territoires ruraux. Au début des années 1960, le confort des logements ruraux reste bien inférieur à celui des logements de ville. L’essentiel des investissements sont orientés vers les équipements agricoles et beaucoup d'exploitations ne disposent ni de chauffage central, ni d'eau chaude. Les aides à la rénovation de l’habitat et à la promotion des gîtes ruraux cherchent à revitaliser des campagnes désertées. Si ces mesures améliorent les infrastructures, elles ne suffisent pas toujours à réduire les inégalités sociales persistantes entre villes et campagnes. L’amélioration du confort des logements ne suffit pas non plus à enrayer le sentiment d’isolement ou d’éloignement des populations, dont témoignent les enquêtes sociales menées entre 1965 et 1968 par les syndicats, les associations ou encore les foyers ruraux.
Femmes et jeunes ruraux : les oubliés du progrès
Les foyers ruraux, héritiers des mouvements d’éducation populaire d’après-guerre, jouent un rôle essentiel dans la vie sociale des campagnes. Créés initialement pour offrir des loisirs éducatifs, ils deviennent des lieux d’émancipation et de formation avec le soutien de François Tanguy-Prigent, ministre de l'Agriculture et du Ravitaillement, qui voit en eux un levier d’accompagnement culturel et un outil d’émancipation de la tutelle religieuse des campagnes. En 1961, ils sont associés à la création des collèges et lycées agricoles, sous l'impulsion d'Edgard Pisani, le nouveau ministre de l’Agriculture. De plus en plus, leur rôle bascule vers l'animation socio-culturelle avec la mise à disposition des premiers animateurs en zone rurale en 1964 et la création du FONJEP qui entraîne le recrutement des premiers permanents des associations.
Les enquêtes sociales menées par les foyers ruraux, les associations locales ou les syndicats témoignent d’une volonté de comprendre les réalités du monde rural sur des thématiques bien précises : le logement, les loisirs, l’emploi, la formation des femmes et des jeunes, etc. Les résultats sont parlants. Les femmes aspirent à participer à la vie locale, mais leur formation reste insuffisante et les stéréotypes professionnels freinent leur autonomie. Les jeunes, souvent contraints par les travaux agricoles, réclament plus de responsabilités et de lieux d’expression.
Le Livre blanc de la Jeunesse de 1968 souligne en particulier l’isolement de ces générations rurales et la difficulté d’accès à la culture et à la formation. Ces enquêtes, aujourd’hui conservées aux ANMT, offrent un précieux miroir d’une société rurale et agricole tiraillée entre tradition et modernité à la veille de Mai 68.
Derrière l’image d’une agriculture triomphante, les archives révèlent une fracture sociale durable. La mécanisation a modernisé les outils, mais pas toujours les conditions de vie. Le progrès technique s’est souvent accompagné d’un sentiment d’abandon que les politiques d’aménagement du territoire ont cherché à corriger à partir des années 1970.
Aujourd’hui encore, les débats sur la désertification rurale, les inégalités territoriales et la reconnaissance du travail agricole font écho à ces archives.
Sources et archives Fonds conservés aux ANMT : Bibliographie et sitographie BARTHE Laurence, EYCHENNE Corinne, GAMBINO Mélanie, JEBEILI Cécile, 2020, « Quelles définitions du rural en France aujourd’hui ? », dans Charlery, Pouzenc, Etudier les ruralités contemporaines, PUM : Toulouse, France, 2020, pp. 27-46, accessible en ligne BONTRON, J.-C. « 50 ans de politiques pour le développement et l’aménagement de l’espace rural en France. » Pour, 240-241(2), 2021, pp. 77-83, accessible en ligne Documenter la vie quotidienne de gens ordinaires, entretien avec Jacques Windenberger, Musée de l’histoire de l’immigration, accessible en ligne Les modernisations de l’agriculture française, fiche ressource enseignant, Lumni, accessible en ligne Site web de la confédération nationale des foyers ruraux
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