« Faites labour, pas la guerre » : les luttes paysannes
2021 est l'année de l'agriculture aux Archives nationales du monde du travail.
Façonner la terre, domestiquer et élever les animaux, faire progresser les techniques et les outils : l’agriculture recouvre des réalités multiples. Du paysan travaillant dans les rizières d’Indochine aux syndicalistes de Massey-Ferguson, en passant par les sucreries du nord de la France ou le gigantisme des paysages américains, cette diversité des mondes agricoles aux XIXe et XXe siècles est richement documentée et illustrée dans les fonds des ANMT.
Chaque mois, nous vous faisons réfléchir, rêver ou voyager autour de cette thématique à partir de documents inédits.
L’agriculteur, contrairement à l’ouvrier, ne peut se mettre en grève. Il doit trouver d’autres moyens pour faire entendre ses revendications, voire son mal-être professionnel. Des révoltes vigneronnes de 1907 au fastfood démonté à Millau (Aveyron) en 1999, le XXe siècle français est celui des soulèvements agricoles.
Vignerons en lutte
En 1907 dans le Languedoc et le Roussillon, les vignerons se révoltent contre l’import massif de vins étrangers. Ils inventent ainsi les codes des manifestations agricoles françaises contemporaines : défilés sur la voie publique, interpellation des autorités locales et prise de parole publique pour porter leurs revendications et rallier la population à leur cause.
Ruinés par la surproduction et la chute des prix, ces vignerons demandent la limitation des importations et la reconnaissance de la qualité de leurs productions. Ils créent des comités de défense viticoles et organisent des marches de protestation puis des rassemblements. Le 9 juin 1907, entre 600 et 800 000 personnes se rassemblent à Montpellier. C’est la plus grande manifestation de la IIIe République.
En 1911, les vignerons de l’Aube déclenchent un mouvement de protestation similaire en reprenant les modes d’action et les slogans de leurs confrères. En effet, l’imagerie des révoltes du Midi a beaucoup circulé par voie de presse mais aussi par l’édition de cartes postales.
Des mondes agricoles en profondes mutations
Encore très rurale jusque dans les années 1930, la France connaît une urbanisation galopante qui rejaillit sur la société paysanne. Mécanisation, accroissement de la productivité, spécialisations des exploitations sont autant de facteurs qui peuvent susciter désarroi et découragement chez les agriculteurs.
Le « miracle agricole » d’après-guerre où la France réussit à maintenir une production importante ne s’accomplit pas sans sacrifices : parce que leurs exploitations ne sont plus rentables, beaucoup d’agriculteurs doivent quitter le métier.
Au tournant des années 1960, s’ajoute un contexte européen et mondial qui influe directement sur l’agriculture française. Les politiques communes de la Communauté économique européenne (CEE) soutiennent les exploitations autant qu’elles contraignent leur fonctionnement : la mondialisation les soumet à une pression telle qu’il devient impossible de survivre seul.
Pourquoi lutter ?
Tout au long du XXe siècle, des motifs récurrents poussent les agriculteurs hors de leurs exploitations pour faire entendre leurs voix :
- protester contre les politiques agricoles nationales ou européennes ;
- demander une meilleure régulation du marché ;
- protester contre les importations ;
- protester contre des problèmes fonciers : remembrement, expropriation, vente de terres, etc.
La « Guerre des artichauts » (1957-1967)
Marquée par la destruction de milliers de tonne de légumes, cette crise du marché légumier breton est liée à une surproduction qui entraîne une chute des prix.
Producteurs, négociants et pouvoirs publics s’affrontent autour de la réorganisation du marché. La crise est marquée par des manifestations, défilés et destruction de denrées. C’est une rupture dans les modes jusqu’alors habituels de protestation : on passe de l’occupation des villes au blocage des routes par les tracteurs.
Comment lutter ?
Pour occuper l’espace médiatique et marquer les esprits, les agriculteurs français et européens ont recours à des actions symboliques :
- se rassembler devant la préfecture, rendez-vous rituel des agriculteurs en colère depuis les années 1930 ;
- occuper des lieux emblématiques voire endommager des édifices publics : il s’agit généralement d’épandage de fumiers ou de foin devant les préfectures ou les ministères, même si on compte aussi des saccages (comme celui du bureau de la ministre de l’Environnement en 1999) ou des destructions (incendie de la préfecture de l’Aude en 1907) ;
- détruire des denrées agricoles (fruits, légumes, lait, …) ou emmener du bétail en ville ;
- occuper des espaces agricoles pour empêcher leur transformation (plateau du Larzac, « ZAD » de Notre-Dame-des-Landes).
« Des moutons, pas des canons » : la défense du plateau du Larzac
En 1971, le ministère de la Défense prévoit d’étendre un camp militaire situé près de Millau (Aveyron). Une centaine de paysans refusent de céder le plateau du Larzac et se rassemblent sous le slogan « Gardarem lo Larzac » (Nous garderons le Larzac).
En 1973, les mouvements pacifistes et anti-nucléaires rejoignent la cause : entre 60 et 100 000 personnes se retrouvent dans le Larzac pour soutenir les paysans et former un mouvement hétéroclite qui livrera une guerre d’usure aux pouvoirs publics : rassemblements sur le plateau, manifestations, marches vers Paris, actions de désobéissance civile.
Le Larzac acquière une réputation internationale et en 1981 le président François Mitterrand, fidèle à une promesse de campagne, renonce à l’expropriation des paysans.
Des figures de la lutte
Au gré des luttes menées, des leaders émergent pour porter les revendications paysannes. Issus du monde politique ou du milieu syndical, ils marquent les esprits par leur charisme, leur radicalité, leur dévouement ou encore l’intensité de leur présence médiatique.
- Marcelin Albert, meneur de la révolte des vignerons du Midi (1907)
Ce vigneron crée le Comité de défense viticole et instaure le principe de tenir chaque dimanche un meeting dans une ville différente. Discrédité après avoir été reçu en audience par le président du Conseil Georges Clémenceau, il émigrera en Algérie.
- Henri Dorgères, fondateur du « dorgérisme » (un courant de contestation paysanne)
Durant l’entre-deux-guerres, il fonde des Comités de défense paysanne dit aussi « chemises vertes », à l’idéologie fascisante. Son cri de ralliement « Haut les fourches » appelle les paysans à prendre leur destinée en main, par la violence s’il le faut.
- Bernard Lambert, fondateur de la Confédération nationale syndicale des travailleurs paysans
À l’origine de l’appel au rassemblement pour le Larzac, cet agriculteur et président de coopérative agricole veut reconstruire l’unité de la gauche paysanne. Il remet en cause le productivisme agricole et tente de favoriser la convergence des luttes, notamment entre les grévistes de Lip (manufacture horlogère de Besançon, Doubs) et les paysans du Larzac.
- José Bové, figure du mouvement altermondialiste et militant anti-OGM
En 1999, une dizaine de militants de la Confédération paysanne procède au démantèlement symbolique du chantier McDonald’s de Millau. Le meneur José Bové se rend à la police la semaine suivante : les images de son transfert menotté et sous escorte policière font le tour du monde.
- Auguste Parent, délégué du personnel et secrétaire général du syndicat CGT Massey-Ferguson
Il est l’un des meneurs des mouvements de protestation des salariés du constructeur de machines agricoles canadien dont plusieurs usines sont implantées en France. À plusieurs reprises et malgré son statut de délégué syndical, il fait l’objet de procédures de licenciement qui sont abandonnées devant la mobilisation des salariés. Suite à son départ en retraite, il engage un travail de mémoire sur le machinisme agricole français.
Les batailles des « Massey »
Les ouvriers de l'usine Massey-Ferguson de Marquette-lez-Lille (Nord) dits les "Massey" ont mené de nombreuses batailles pour leurs emplois, l’amélioration de leurs conditions de travail, la défense de leurs droits syndicaux ou encore pour défendre des prises de position politiques.
Au début des années 1960, la section CGT de l’entreprise se mobilise contre la fermeture des ateliers de fabrication de tracteurs et le millier de licenciements prévus. La reconduction des débrayages pendant un mois oblige la direction à reculer : les emplois sont sauvés. Par la suite, manifestations et grèves se succèdent, notamment contre le licenciement du délégué du personnel en 1967. En 1968, l’usine est occupée durant cinq semaines.
Au fil des ans, l'effectif de l'usine de Marquette passe de 3 200 salariés (années 1950) à 2 700 (années 1960) puis à 2 200. La fermeture finale a lieu en 1984 avec plus de 2 000 licenciements.
Nouveaux enjeux, nouvelles luttes
Fermeture de la « ferme des mille vaches » dans la Somme, expérimentations d’agricultures alternatives sur l’ancienne « ZAD » de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), diffusion de vidéos choquantes par l’association L214 ou encore destruction de boucheries ou de restaurants par des militants vegan : de nos jours la société civile tente d’imposer ses préoccupations au secteur primaire.
Pourtant, les modes de lutte comme la constitution en comités ou associations, l’occupation des lieux ou encore les opérations marquantes destinées à attirer l’attention des médias restent très similaires à celles qui ont marqué le XXe siècle.
Le fonds de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) est exclusivement constitué d’archives photographiques et vidéographiques du début du XXe siècle jusqu’aux années 1990. Ces documents permettent de découvrir les métiers agricoles, les activités et la vie rurale en France et en Europe. Les archives de l’association d’éducation populaire La vie nouvelle ont été confiées aux Archives nationales en 1986. L’ensemble du fonctionnement de l’association entre 1946 et 1975 y est documenté et notamment ses relations extérieures. La documentation sur le Parti socialiste unifié (PSU) rassemblée par un militant du parti contient des bulletins d’informations, journaux, revues et dossiers politiques (1954-1986). Le fonds de l’enseignant-chercheur Pierre Bouvier a été donné aux Archives nationales du monde du travail en 1994 et 2013. Il comprend ses travaux universitaires mais aussi la documentation qu’il a réunie au cours de sa carrière. Les archives du syndicat CGT de l’usine Massey Ferguson de Marquette-lez-Lille (Nord) regroupe les archives de cette section de la Confédération générale du travail ainsi que les archives du comité d’établissement de l’entreprise. Elles documentent plusieurs décennies de lutte pour l’emploi dans le domaine du machinisme agricole. |
Références et bibliographie indicative :
"Faites labour, pas la guerre" est un slogan de la lutte pour la sauvegarde du plateau du Larzac.
ELEGOËT Fanch, Révoltes paysannes en Bretagne. À l’origine de l’organisation des marchés, éd. du Léon, 1984.
LYNCH Édouard, Insurrections paysannes, Vendémiaire, 2019.
DEROUBAIX Christophe & RAYNAL Alain, Les vendanges de la colère : Midi viticole (1907-2007), Le Diable Vauvert, 2007.
PAXTON Robert, Le temps des chemises vertes. Révoltes paysannes et fascisme rural. 1929-1939, Paris, Éditions du Seuil, 1996 – ANMT Bib H 2277.
PINOL Marc, « Dix ans de manifestations paysannes sous la Cinquième République (1962-1971) », Revue de géographie de Lyon, vol. 50, n°2, 1975. Consultable en ligne.
ROULLAUD Élise, « Luttes paysannes dans les années 68. Remise en cause d’un ordre social local », Agone, n°51, 2013. Consultable en ligne.
« Paysans en colère : un siècle de révoltes », Concordance des temps, France culture, émission du 9 mars 2019. Écoutable en ligne.
« Le Larzac, symbole de la contestation depuis les années 1970 », www.linfodurable.fr. Consultable en ligne.
https://larzac.org/