Femmes et univers textiles : entre rêves d’indépendance et réalités industrielles
En 2022, les Archives nationales du monde du travail rejoignent la programmation de la ville de Roubaix autour de la thématique « Textiles du monde ».
Si l’industrie textile a laissé son empreinte sur ses grandes cités françaises, elle a aussi marqué la vie de ses travailleurs et travailleuses, fait prospérer des dynasties familiales ou encore permis l’émergence de marques de vêtements restées célèbres.
Chaque mois, les ANMT vous proposent un voyage dans le temps et dans l’univers textile, pour mieux comprendre nos mondes d’aujourd’hui !
On les nomme dentellières, brodeuses, midinettes ou petites mains ; ordineuses, bobineuses, bambrocheuses, tisserandes, rentrayeuses, cardeuses, retordeuses ou encore remailleuses. Elles sont couturières pour les unes, ouvrières pour les autres. D’autres sont vendeuses ou servent de modèles pour des marques de vêtements.
Depuis le conditionnement de la fibre jusqu’aux pages de catalogues de vente par correspondance, l’univers du textile de la France du XXe siècle est massivement féminin. Ainsi, les femmes représentent-elles les deux tiers de la main-d’œuvre des filatures et tissages. Elles sont deux millions au début du XXe siècle.
Une paradoxale émancipation
Dans les campagnes, les travaux d’aiguilles ont longtemps été un complément de revenu pour les périodes où l’activité agricole était en sommeil. À la ville également, on trouvait des couturières qui fabriquaient ou réparaient des vêtements depuis leurs domiciles pour des clients particuliers.
L’invention de la machine à vapeur suivie par la mécanisation de la production au XIXe siècle entraînent une rationalisation profonde de la production du textile. De proto-industrie modeste, le textile devient une industrie florissante. Pour la rendre plus rentable, on centralise la production au même endroit. Les travailleuses du textile sont alors délogées de leur domicile et découvrent un nouvel univers : l’usine.
Si l’image d’Épinal nous dépeint le monde ouvrier comme majoritairement masculin, en réalité les femmes sont des millions à travailler jusqu’à dix heures par jour au milieu du bruit et de la poussière. Éternelles mineures aux yeux du Code civil napoléonien, les femmes passent de l’autorité du père à celui du mari et/ou du patron. Elles ne pourront travailler sans l’accord de leur mari et posséder leur propre compte en banque qu’à partir de 1965. Longtemps, leur salaire ne leur a pas permis de vivre décemment car il était considéré comme un simple complément au revenu du chef de famille.
Pourtant, aux yeux de beaucoup de jeunes filles d’origine modeste, l’usine reste perçue comme un moyen d’émancipation. Depuis 1914, la loi autorise les jeunes gens à travailler à partir de l’âge de 14 ans. Promesse de liberté et d’indépendance, le modeste salaire promis par les filatures reste attirant pour celles qui désirent également contribuer aux charges du foyer parental.
Les « filles de la mine »
L’industrie textile est un secteur particulièrement gourmand en main d’œuvre et même si la population des villes ne fait que grossir, elle ne suffit pas. Le patronat recrute donc dans les campagnes. Ainsi, des dirigeants d’entreprises textiles du Nord affrètent-ils des bus spécialement pour le transport d’ouvrières venues du bassin minier. Les femmes et jeunes filles recrutées viennent pour la plupart de famille de mineurs, on les surnomme donc « les minières » ou « les filles de la mine ».
La Lainière de Roubaix, par exemple, affrète jusqu’à 11 bus le matin et 11 l’après-midi. Les ouvrières embauchent à 5 heures du matin ou à 13 heures pour terminer à 13 heures ou à 21 heures et reprendre le bus qui les ramène chez elles.
Corps féminins : exploités à l’usine, exposés sur papier glacé
L’usine est un univers brutal. Les machines n’ont plus rien à voir avec le rouet de la dentellière du XVIIIe siècle : désormais, ce sont des monstres métalliques de dizaine de mètres de long. Il n’est pas rare qu’un moment d’inattention coûte un doigt à une ouvrière. Le bruit est incessant et la chaleur suffocante. À cela s’ajoutent des cadences toujours plus soutenues, un temps de travail strictement contrôlé et des tâches répétitives qui abîment les corps et abrutissent les esprits.
À l’atmosphère oppressante de l’usine s’oppose à l’autre bout de la chaine textile celui du marketing qui, à partir des années 1960, impose les codes de la société de consommation.
Jusqu’alors, les vêtements et les corps étaient simplement dessinés. Désormais ce sont des mannequins en chair et en os qui présentent les nouvelles collections de prêt-à-porter. Pour attirer de nouvelles consommatrices, on leur propose une image de femme moderne et émancipée : les coiffures sont courtes, les corps athlétiques, les pauses sûres d’elles. Les vêtements prennent des couleurs, les jupes raccourcissent. Le maillot de bain qui dénude bras, jambes, voire même ventres, se généralise.
Les « catherinettes »
Comme de nombreuses autres corporations, le textile a sa sainte patronne : sainte Catherine, fêtée le 25 novembre. Particulièrement célébrée dans le domaine de la confection, la Sainte-Catherine est indissociable de son défilé de « catherinettes » : ces jeunes femmes de 25 ans non mariées qui s’affublent d’un chapeau représentant leurs métiers.
Témoignage de leur habilité et de leur savoir-faire, occasion de rivaliser de créativité pour les couturières qui semblent jouer à qui se confectionnera le chapeau le plus extravagant, cette tradition est aussi un rappel symbolique à l’ordre social. Le sous-texte est clair : en « célébrant » les femmes célibataires de 25 ans, on leur rappelle avec condescendance que leur situation frôle la désapprobation sociale.
Crise … et délocalisation
Comme pour beaucoup d’autres secteurs industriels, la crise de 1973 sonne le glas du textile tel qu’on le connaît en France depuis le XIXe siècle. Si le secteur s’efforce de se réinventer (vente par correspondance, vêtements de luxe, etc.), il ne se relèvera jamais réellement.
Pour les travailleuses des usines et des ateliers de confection, le choc est rude. Bien plus tardivement et difficilement que les hommes, les femmes sont néanmoins entrées en lutte. Après quelques crispations, syndicats ouvriers et partis politiques progressistes leur font une place et portent leurs revendications, notamment sur l’égalité salariale ou le droit à la formation professionnelle.
Cependant la crise dure : les dernières usines ferment dans les années 2000. Trente années de crise, c’est un quotidien de travail hanté par la menace du chômage. Une menace qui justifie des rythmes de plus en plus intenables. Pour des générations de femmes qui n’ont connu que leurs machines, la reconversion est difficile.
En France, l’époque des ouvrières textiles appartient au passé. Cela ne doit pas nous faire oublier que cette industrie et ses pratiques délétères n’ont fait que se déplacer. Ce sont désormais des hommes, des femmes et des enfants soumis aux formes extrêmes de la production mondialisée qui conditionnent le tissu et confectionnent les vêtements que nous portons au quotidien. En 2013, l’effondrement du Rana Plaza à Dacca (Bangladesh) et ses 1 135 morts, en majorité des femmes, vient rappeler aux consommateurs et consommatrices du monde entier le coût humain de la « fast fashion ».
Délégués syndicaux chez Les Fils de Louis Mulliez (Phildar) et militants associatifs, Marie-Paule et Bernard Moreau ont fait don de leurs archives professionnelles en 2000. Le fonds Motte-Bossut rassemble les archives des différents établissements exploités par la société depuis sa création : filature de coton à Roubaix, tissages de coton à Leers, Comines et Vadencourt, filature de laine à Roubaix, manufactures de velours à Roubaix et Amiens ainsi que ses filiales. Créée en 1868, la filature textile Le Blan a été liquidée en 1989. Ses archives ont été confiées aux ANMT la même année, elles documentent le fonctionnement de l’entreprise, notamment au travers d’une très riche photothèque. La collection des pièces isolées entrées par voie extraordinaire aux ANMT est classée par typologies : pièces isolées sur supports papiers, iconographiques ou encore audiovisuels. Les archives du Peignage Amédée Prouvost, de la Lainière et plus généralement du Groupe Prouvost, d’un volume de 240 ml, documentent les activités de l’entreprise de sa création à sa liquidation en 2000. Les archives du personnel d'entreprises textiles du Nord de la France réunies par la Caisse complémentaire de retraite du textile - Institution de retraites complémentaires du textile (CARTEX-IRCOTEX) ont été confiées aux ANMT en 1999. Les archives de la bonneterie Roussel documentent les activités de cette entreprise familiale de 1925 à 1970. Les archives de l’entreprise de vente par correspondance « Trois Suisses » se composent exclusivement des catalogues de l’entreprise et de marques concurrentes. Les archives de l’Union régionale textile CFDT Nord-Pas-de-Calais, devenue Fédération HACUITEX (Habillement – Cuir – Textile) ont été confiées aux ANMT en 1996 et documentent les activités du syndicat. |
Pour aller plus loin :
Exposition itinérante « Fibre féminine » et collecte de témoignages oraux d’ouvrières textiles.
Exposition itinérante « Les femmes dans le monde du travail ».
« Le siècle des couturières », documentaire de Jérôme Lambert et Philippe Picard, 2021 (90 minutes).
« Comprendre l’aventure textile Lille – Roubaix – Tourcoing », site internet de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) et du musée La Manufacture. Consultable en ligne.