"Force nous fut donc fait d'en appeler de Gand..." : la main d’œuvre ouvrière belge dans les usines Motte-Bossut
En 2024, les ANMT s'emparent de la thématique "Travail et migrations" en lien avec leur programmation culturelle du second semestre.
Quels sont les liens entre industrie et flux migratoires ? Qui est à l'initiative du départ ? Comment les travailleurs venus d'ailleurs vivent-ils et sont-ils perçus par la population locale ? Quels sont les secteurs les plus demandeurs de cette main d’œuvre ? Quel impact sur les cultures professionnelles ? Tout au long de l'année, nos dossiers ou documents du mois questionnent les liens entre migrations et travail.
En 1843, Louis Motte-Bossut érige une filature de coton en plein cœur de Roubaix. Surnommée la "filature monstre", elle regroupe au sein d’un même lieu de production de nombreux ouvriers qui actionnent les machines pour transformer le coton brut en fil. Malgré les incendies qui touchent régulièrement ses usines et les crises du coton, l’entreprise prospère et s’agrandit.
Dès 1854, les entrées et sorties des ouvriers doivent être inscrites dans un registre avec leur nom, prénom et des informations sur leur précédent employeur. À partir de 1890, les fichiers du personnel remplacent peu à peu les registres, mais ces derniers continuent d’être produits.
Ce registre concerne les ouvriers entrés dans l’entreprise Motte-Bossut avant l’année 1914. Il est malheureusement incomplet, mais renferme de précieuses informations ! Pour toute embauche, est scrupuleusement consignée chaque entreprise (ou nom du chef d'établissement) dans laquelle l’ouvrier a pu travailler, ainsi que ses dates d’entrée et de sortie.
L’ouvrier belge Auguste Debythère est un exemple marquant. Sa carrière est ici reconstituée et occupe deux pages, là où on ne trouve que quelques lignes pour les autres ouvriers.
C’est la dernière ligne qui nous renseigne sur son passage chez Motte-Bossut, avec la mention « Chez nous ». Un passage certes fugace puisqu’il a duré à peine plus d’un mois.
Au fil des pages, on retrouve des ouvriers français, mais aussi beaucoup d’autres ouvriers belges.
La présence de cette main d’œuvre belge est liée à plusieurs facteurs.
Dès le milieu du XIXe siècle, l’arrivée des immenses usines telles que la filature Motte-Bossut suscite le rejet d’une partie des ouvriers français, plutôt habitués à travailler à domicile ou dans des ateliers de taille modeste. Ils ne sont pas tous prêts à accepter ces profonds changements dans la manière de travailler et les inconvénients liés notamment aux déplacements. Le recrutement de la main d’œuvre présente donc des difficultés pour les industriels roubaisiens.
Louis Motte-Bossut s’en plaint en écrivant une lettre à ses fils le 30 novembre 1858 : « ...En attendant, je suis attelé à la charrue, et j'ai beau faire : gourmander mon attelage, le harceler, le caresser, et même parfois le flatter ; user de tous des moyens de la rhétorique, faire succéder la menace à la prière, mon attelage ne marche pas. Les ouvriers sont rares ; des métiers chôment faute de bras ; le fileur ne craint pas de faire la noce le lundi ; il sait qu'on ne le congédiera pas parce qu'on n'en trouverait pas d'autre pour le remplacer. Vous augmentez en vain les salaires pour attirer chez vous les ouvriers du voisin ; le voisin en fait autant pour les conserver ».
Pour combler ce manque d'ouvriers, et à l’instar du patronat textile roubaisien, Louis Motte-Bossut se tourne alors vers la main d’œuvre du pays voisin : la Belgique.
L’industrie roubaisienne attire les ouvriers proches de la frontière, mais les industriels recrutent également plus loin, comme dans le bassin ouvrier de Gand, bien souvent traversé par des crises et des grèves.
Louis Motte-Bossut écrit alors au Préfet du Nord le 24 juillet 1852 : « Nous venons d'ajouter à notre filature de coton un assortiment et n'avons pu trouver sur place assez de femmes pour le faire marcher. Force nous fut donc fait d'en appeler de Gand... »
Deux ans auparavant, en 1849, une grève des ouvriers fileurs éclate dans son usine. Ces derniers mettent en place une caisse de grève pour que le mouvement perdure. Louis Motte-Bossut fait alors appel à des ouvriers belges pour remplacer les grévistes et casser le mouvement. Ces travailleurs étrangers acceptent également des salaires plus bas.
Ils sont consignés dans les registres d’entrées, au même titre que les français, parfois sans indication de la nationalité.
À partir de 1926, les travailleurs étrangers et les travailleurs français sont inscrits sur des registres différents. En effet, la loi du 11 août 1926 indique que « tout employeur de travailleurs étrangers est tenu de les inscrire dans un délai de 24 heures suivant leur embauchage sur un registre spécial, ceci en vue d'assurer la protection du marché du travail national ».
Prolongez votre lecture avec notre dossier du mois d'avril 2022 « Hier spreekt men vlaamsch » ou comment l’industrie textile a entraîné l’afflux de migrants belges dans la région lilloise
Le fonds 1988 7, Motte-Bossut (et anciennes filiales absorbées) se compose des archives des différents établissements exploités par la société depuis sa création, tels que la filature de coton à Roubaix ou les tissages de coton à Leers. |
Pour aller plus loin
Robert François. La législation relative aux archives du personnel. In: La Gazette des archives, n°150-151, 1990. pp. 188-196.
Consultable en ligne.
Trénard Louis. Un industriel roubaisien du XIXe siècle par sa correspondance. In: Revue du Nord, tome 50, n°196, Janvier-mars 1968. pp. 35-53. Consultable en ligne.
Machu Léon. La crise de l'industrie textile à Roubaix au milieu du XIXe siècle. In: Revue du Nord, tome 38, n°149, Janvier-mars 1956. pp. 65-75.
Consultable en ligne.
Lentacker Firmin. Un épisode de la Révolution industrielle : Ouvriers à demeure, ouvriers immigrés dans l'industrie cotonnière de Roubaix de 1857 à 1864.. In: Revue du Nord, tome 69, n°275, Octobre-décembre 1987. Industrie textile. pp. 767-775. Consultable en ligne.