Canal de Suez, 1956 : L'enjeu de la nationalité du personnel
En 2024, les ANMT s'emparent de la thématique "Travail et migrations" en lien avec leur programmation culturelle du second semestre.
Quels sont les liens entre industrie et flux migratoires ? Qui est à l'initiative du départ ? Comment les travailleurs venus d'ailleurs vivent-ils et sont-ils perçus par la population locale ? Quels sont les secteurs les plus demandeurs de cette main d’œuvre ? Quel impact sur les cultures professionnelles ? Tout au long de l'année, nos dossiers ou documents du mois questionnent les liens entre migrations et travail.
Achevé en 1869, le canal de Suez relie la mer Rouge à la Méditerranée. Financé par des capitaux français en terre égyptienne, il est au cœur de nombreuses tensions internationales qui perdurent et éclatent au milieu du 20e siècle. La nationalité des travailleurs est alors au cœur des dissensions.
Même si le canal a été construit à partir de capitaux essentiellement français, l’Égypte possède originellement 44% de la Compagnie universelle du canal maritime de Suez. En 1875, elle doit vendre ses parts au Royaume-Uni en raison d’une dette trop importante. Après la seconde guerre mondiale, des tensions ressurgissent entre Royaume-Uni, France et Égypte, dans un contexte de décolonisation.
Une loi égyptienne datant de 1947 prévoit « l’égyptianisation » des entreprises étrangères présentes sur le sol égyptien. Cela concerne aussi bien leur capital que leur personnel et implique le remplacement progressif des ressortissants étrangers par des Égyptiens. La compagnie reste relativement autonome dans l’application de cette réglementation … jusqu’en 1956 où elle est nationalisée sur décision du gouvernement égyptien.
À l’époque, le conseil d’administration est composé d’un Américain, d’un Néerlandais, de cinq Égyptiens, de neuf Britanniques et de seize Français. De plus, si son siège social est situé en Égypte, son siège administratif demeure Paris.
Mars 1956, le début des tensions
Dans une lettre du 28 mars adressée à J. Georges-Picot, le Directeur Général de la compagnie, un agent supérieur lui fait part de son entretien avec un représentant du gouvernement égyptien au sujet des dissensions concernant l’emploi de travailleurs étrangers. Ce représentant, Borhane Saïd, répond au titre de commissaire du gouvernement égyptien, il est désigné auprès de la compagnie pour favoriser le dialogue avec l’État égyptien.
Dans les points A et B, il est question de l’opposition du commissaire du gouvernement égyptien au recrutement de personnel étranger et de son incompréhension quant au refus de la compagnie de fournir une liste du personnel « non égyptien ».
Mais c’est le point C que le destinataire de cette lettre surligne en rouge. Et pour cause, il résonne quelque peu comme une menace :
Le gouvernement n’a d’ailleurs pas l’impression que la compagnie cherche sincèrement, dans cet esprit, à égyptianiser le plus possible le personnel qu’elle léguera : elle semble avoir à cœur d’épuiser de toute manière les quotas qui lui sont alloués pour le recrutement de personnel étranger, alors, qu’elle devrait s’efforcer de considérer ces quota comme de simple maxima, et de les atteindre qu’au cas où il lui serait absolument impossible de trouver sur place le personnel égyptien satisfaisant.
À travers ce compte rendu, on comprend que le gouvernement égyptien exprime un certain mécontentement envers la gestion du personnel de la compagnie et l’enjoint à une meilleure coopération.
Juin 1956, des menaces par voie de presse
Malgré la présence du commissaire du gouvernement, la communication avec l’État égyptien reste difficile et la direction de la Compagnie universelle du canal maritime de Suez s’informe également par voie de presse.
Le 21 juin 1956, l’agent supérieur A. Daynac transmet au directeur général la traduction d’une déclaration du commissaire aux journaux Al Chaab et Al Ahram. Il semble que le gouvernement égyptien soit décidé à prendre des mesures supplémentaires, sans que la compagnie ne puisse clairement anticiper lesquelles.
Dans le premier entretien au Chaab, maître Borhane Saïd revient sur ce qu’il considère être une « question de bonne foi avant toute chose », à savoir le respect des quotas inscrits dans une convention de 1949. L’objet de cette convention est l’application par la compagnie des principes de la loi de 1947 sur « l’égyptianisation » du personnel employé par les entreprises étrangères. En effet, la convention présente une zone grise : l’équivalence des postes techniques et administratifs. Il est prévu l’emploi de « 9 Égyptiens pour chaque 10 postes administratifs » et « 4 Égyptiens pour chaque 5 postes techniques ». Mais cette disposition n’est pas sans ambiguïté d’après le commissaire :
Si nous prenons à la lettre ces dispositions, la Compagnie pourrait par exemple engager un ingénieur étranger et engager en même temps deux commis techniques, un pharmacien et une « sage-femme » égyptiens par exemple. Les pourcentages seraient ainsi remplis. […] Il est naturel que l’engagement sous cette forme ne conduit absolument pas à l’égyptianisation… Et ce n’est pas sous le but pour lequel la convention de 1949 a été conclue. […] La question… est une question de bonne foi avant tout autre chose.
Le reproche ne concerne donc pas l’application littérale du texte mais plutôt ce qui s’apparenterait à un manque de volonté de remplacer les cadres français par des Égyptiens.
Les extraits du deuxième journal, Al Ahram, concernent quant à eux l’intention du gouvernement d’inspecter les postes et les biens de la Compagnie en « prévision de leur égyptianisation complète ». La direction a conscience de la précarité de sa situation et se sait en sursis. « L’égyptianisation » était prévue dans les statuts de 1949 pour une restitution en 1968, soit 19 ans plus tard. Mais voilà qu’au bout de 7 ans le gouvernement s’exprime sur « l’égyptianisation complète » sans mentionner de délai.
L’agent supérieur A. Daynac fait part de ses interprétations. Puisqu’il est mentionné dans Al Ahram que les études sont « nécessaires pour la prise en consignation de la Compagnie à la date fixée », l’agent comprend qu’ « il n’est pas question de mettre en doute les droits des actionnaires étrangers sur une partie des recettes du canal ». Il reste donc confiant. Même si, nous le savons, le canal a finalement été nationalisé le 26 juillet après la déclaration du général Nasser. Mais quelles ont été les conséquences sur la nationalité du personnel ?
26 juillet 1956, nationalisation et départ des agents
Le 27 juillet, au lendemain de la nationalisation, les autorités égyptiennes déclarent le travail obligatoire pour l’intégralité du personnel sous peine d’emprisonnement. Le directeur de la compagnie réfléchit à mobiliser « les pilotes » pour cesser le travail et ainsi bloquer le fonctionnement du canal. Dans le jargon du canal du Suez, « les pilotes » sont les commandants des navires pilotes chargés de guider les paquebots à travers le canal. Il s’agit donc de postes stratégiques. Toutefois cette décision impliquerait de les mettre potentiellement en danger et de contrevenir au principe fondamental de libre circulation du canal.
Puisque cette décision peut se retourner contre eux, ils préfèrent attendre les directives des ministères des affaires étrangères français et britannique. Et en effet, il est finalement décidé de continuer le travail tout en recueillant les intentions de départ du personnel dans la perspective d’un rapatriement. Le personnel en congé n’est pas remplacé et les conditions de travail deviennent difficiles pour les « pilotes » restants. Après consultation avec les différentes ambassades des ressortissants, il est décidé d’autoriser la fin du travail le 15 août pour un rapatriement des inscrits le 17 août.
Ce tableau présente les effectifs du personnel et les conséquences de la nationalisation. Il s’avère qu’en 1956, 1 487 ouvriers sur les 5 145 étaient non-égyptiens, soit environ 29%. Les Égyptiens, à la veille de la nationalisation étaient donc bien majoritaires en représentant 71%. Mais dans le détail on constate que leur part est surtout majoritaire parmi les ouvriers, où elle est de 77%.
Le directeur de la compagnie a un temps réfléchi à mobiliser les « pilotes » pour s’opposer à la nationalisation. En consultant les chiffres on constate qu’effectivement, la part d’Égyptiens y était très faible ! Sur les 44 « pilotes » seuls 8 sont Égyptiens, soit 18 %. 19 sont des Français soit près de la moitié. C’est donc le poste où la part des Égyptiens est la plus faible, on comprend alors pourquoi J. Georges Picot comptait sur cette poignée d’hommes indispensables pour s’opposer à la saisie.
Les choses changent véritablement après la saisie du canal. Sur les 267 employés non-égyptiens, 241 quittent la compagnie contre 3 Égyptiens seulement. Chez les contremaîtres et assimilés, 48 partent. Le changement est important mais concerne surtout les postes administratifs et d’encadrement puisque le départ de 148 ouvriers, sur les 4 223 que comptait la compagnie en juillet 1956, reste marginal.
En somme, la nationalité du personnel est un moyen d’influence important pour les autorités égyptiennes. La pression à « l’égyptianisation » dès le mois de mars 1956 se comprend au regard de la composition des équipes. Les Européens restent présents dans l’encadrement et surtout dans le pilotage des navires. La Compagnie et le gouvernement égyptien s’inscrivent dans deux conceptions totalement différentes. En se référant aux statuts de la convention de Constantinople, la Compagnie met en avant sa dimension « universelle » alors que l’Égypte défend une simple concession et une forme de préférence nationale.
Source
Les documents évoqués dans ce dossier sont conservés aux ANMT sous la cote 1995 60 1310 - 12
Bibliographie indicative
- Bernard, Jean-Yves. « Chapitre II. Les choix du Cabinet anglais, de la nationalisation de la Compagnie du canal de Suez à la fin de la mission Menzies (26 juillet-10 septembre 1956) ». La genèse de l’expédition franco-britannique de 1956 en Égypte. Éditions de la Sorbonne, 2003, pp. 67-102.
- Gaujac Paul, Suez, 1956¸ Charles Lavauzelle, 1986, p. 307.
- Piquet Caroline. « Le canal de Suez : une route stratégique au cœur des conflits du Moyen-Orient au XXe siècle » Guerres Mondiales et Conflits Contemporains, no. 262, 2016, pp. 73–91.
- Piquet Caroline. « Suez : une entreprise dans la décolonisation », Relations internationales, vol. 129, no. 1, 2007, pp. 103-115.