La ruée vers l'or africain : le personnel européen employé dans les sociétés d'études et de prospection en Afrique-Occidentale française (AOF)
En 2024, les ANMT s'emparent de la thématique "Travail et migrations" en lien avec leur programmation culturelle du second semestre.
Quels sont les liens entre industrie et flux migratoires ? Qui est à l'initiative du départ ? Comment les travailleurs venus d'ailleurs vivent-ils et sont-ils perçus par la population locale ? Quels sont les secteurs les plus demandeurs de cette main-d’œuvre ? Quel impact sur les cultures professionnelles ? Tout au long de l'année, nos dossiers ou documents du mois questionnent les liens entre migrations et travail.
Les sociétés de prospection
Créée le 26 mai 1903 à Paris, la Société minière et coloniale de l’Ouest africain – Henry Mollet est une société d’études spécialisée dans la recherche et l’exploitation de gisements de métaux précieux. Arrivée la première au moment de la formation de l’empire colonial français en Afrique, elle jouit d’une position unique et privilégiée car elle peut constituer son domaine d’exploitation composé des meilleurs territoires miniers. Les prospections du minerai d’or se déroulent avec des permis de recherche des autorités françaises dans toute l’Afrique-Occidentale française (AOF). Pour financer ces opérations, la société est en lien étroit avec d’autres sociétés, dont la Société anonyme des dragages aurifères du Tinkisso.
De ces deux entreprises subsiste un fonds d’archives d’une dizaine de mètres linéaires, acheté par les Archives de France (en 2005 et 2016) et conservé aux Archives nationales du monde du travail. Il renseigne sur leur fonctionnement et leurs activités de 1892 à 1912, et plus particulièrement sur leur personnel, grâce à quelques documents de gestion et au contenu des rapports des ingénieurs.
Le recrutement du personnel
En effet, ces deux sociétés ont pour principe de chercher à recourir aux meilleurs ingénieurs et ouvriers spécialisés français et européens pour piloter l’exploitation, et de compléter les effectifs avec de la main-d’œuvre autochtone, comme l’atteste une lettre du prospecteur A. Rabec du 7 avril 1908 adressée au directeur de la Société anonyme des dragages aurifères du Tinkisso.
Un tableau du personnel en Afrique permet de découvrir le nom des Européens recrutés (Français, Anglais, Allemands) avec leur adresse en Europe, le montant de leurs appointements et leur établissement bancaires.
Parmi eux, figure Hippolyte Truche. Recruté pour ses compétences en mécanique (d’après son questionnaire d’embauche), il touche 625 francs, ce qui est plus que ce qui est mentionné dans son contrat de travail avec la Société anonyme des dragages aurifères du Tinkisso du 13 février 1907. Il est engagé pour deux ans en tant qu’ouvrier winchman mécanicien [treuilliste de la drague], tourneur, ajusteur, forgeron. Son contrat de travail décrit ses conditions particulières d’emploi en matière de temps de travail (8 h par jour), de rémunération (400 francs par mois), d’avantages liés au poste dans la concession (santé, logement, transport par chemin de fer, avec porteurs en cas de trajet pédestre), de sanctions possibles (en cas d’ivrognerie, d’insolence, de mauvais traitement envers le personnel autochtone), et liste tout ce qui n’est pas couvert par ce contrat (maladie, décès, vol, accident).
Ce même tableau du personnel en Afrique mentionne le nom de deux ingénieurs, Nelson et Kuhnmunch, ingénieurs Arts et Métiers, qui gagnent respectivement 937,50 et 900 francs. Le contrat de travail de Georges Kuhnmunch mentionne pourtant 1 200 francs pendant un an, et permet de connaître les conditions de son recrutement : plus avantageuses (voyage en paquebot en première classe et assurance en cas d’accident du travail) mais aussi plus contraignantes pour l’exercice de sa profession, car il lui est fait interdiction d’exercer le commerce de l’or pendant son contrat, et il n’a pas le droit d’exploration et d’exploitation en AOF pendant trois ans après son contrat, ni même de travailler pour une autre société pendant encore 20 mois.
Des conditions de vie et de travail particulières
Toutefois, la correspondance entre les ingénieurs et le siège parisien révèle une tout autre réalité. Une lettre de l’ingénieur Eugène Ackermann adressées en 1907 à la société Henri Mollet et Cie permet de comprendre qu’il n’a pas été payé dans les temps et qu’il doit réclamer sa paie bien après son retour en Europe. Il propose tout de même de poursuivre la recherche de ressources minières et pétrolières pour la société dans la région des Açores.
Une autre lettre d’E. Grandsire adressée le 30 avril 1913 au directeur de la Société anonyme des dragages aurifères du Tinkisso alerte sur les retards de paiement de salaires mais aussi l’insuffisance du budget de fonctionnement, ainsi que sur les difficultés rencontrées avec le personnel autochtone et l’impact sur l’avancée des travaux.
Cependant, cette correspondance, comme les rapports des ingénieurs, permettent de nuancer la valeur professionnelle de ce personnel européen sur le terrain. Ainsi, l’ingénieur Henry Brings évoque à plusieurs reprises, lors de ses missions de dragages, le manque de compétences, le mauvais comportement et la santé fragile de ce « personnel » (les « Blancs ») – qu’il distingue bien de la « main d’œuvre indigène » (les « Noirs »). L’ingénieur souligne que ces manquements peuvent nuire à la réputation de la société.
Enfin, ces mêmes rapports et correspondance renseignent sur les conditions de travail et de vie de ce personnel européen expatrié dans les colonies : il vit dans des campements de cases ; il y est exposé aux crues, aux tornades, aux termites et aux fièvres. On y découvre la présence d’une cuisine puis d’un économat, mais l’approvisionnement en riz dépend de la location de pirogues et des crues. On y découvre aussi des récits tragiques d’autres Européens qui meurent soit de maladies soit dans le dénuement total, à tel point que leurs compatriotes doivent se cotiser pour faire rapatrier les corps…
Mais entre les lignes on devine aussi que les conditions de travail de la main-d’œuvre locale employée sur les exploitations aurifères ne sont pas idéales non plus.
Sources
Archives nationales du monde du travail
- Société minière et coloniale de l'Ouest africain Henry Mollet et Cie et Société anonyme des dragages aurifères du Tinkisso (1892-1932). 2005 9 et 2016 57
- Rothschild Frères (1809-1974). 132 AQ
- Belugou (Léon), administrateur de sociétés minières (1883-2012). 176 AQ, 2015 1, 2022 7
- Pierre Noël, ingénieur en métaux précieux. 2009 28
- Documentation imprimée concernant les sociétés. 65 AQ
Archives nationales d’outre-mer
Bibliographie
- BONIN Hubert, « Chapitre 8. La mise en valeur économique de l’empire », dans BONIN Hubert, L'empire colonial français : de l'histoire aux héritages, Paris, Armand Colin, 2018, p. 105-118
- COQUERY-VIDROVITCH Catherine, « L’économie coloniale », dans COQUERY-VIDROVITCH Catherine et MONIOT Henri, L’Afrique noire, de 1800 à nos jours, Paris, PUF, 2005, p. 203 à 223
- DORY-CROS Hugo, « L’or indigène. Orpaillage et conquête coloniale en Afrique de l’Ouest », Afrique contemporaine, 2024/1, n°277, p. 253-259
- DULUCQ Sophie, « Sources et objets de l’histoire coloniale de l’Afrique. Usage empirique et pratiques raisonnées (c. 1890 - c. 1930) », dans DULUCQ Sophie, Écrire l'histoire de l'Afrique à l'époque coloniale, Paris, Karthala, 2009, p. 85 à 118
- FORBIN Victor, L’or dans le monde, Paris, Payot, 1941. [Bibliothèque des ANMT : 2009 28 283]
- HAUSER Henri, L'Or : l'or dans le laboratoire, l'or dans la nature, l'extraction de l'or, le traitement des minerais, la métallurgie de l'or, préparation mécanique et traitement chimique, de quelques régions minières…, Paris, Vuibert et Nony, 1907. [Bibliothèque des ANMT : 1994 6 283]
- LAUNAY Louis (de), L'or dans le monde : géologie, extraction, économie politique, Paris, Armand Colin, 1907. [Bibliothèque des ANMT : 2004 39 3302]
- LEPIDI Jules, L’Or, Paris, PUF, 1971. [Bibliothèque des ANMT : 2009 28 296]
- SAMSON Stéphanie, En attendant l'or. Explorations, prospections, économie minière. Une histoire souterraine de la colonisation Française en Afrique Noire (1850-1940), Université Paris Ouest, Doctorat de Lettres et sciences humaines, 2009
- SAMSON Stéphanie, « « Les « trésors méconnus » de l’Afrique subsaharienne française De l’exploration à la prospection minière, 1850-1940 », L’économie faite homme, 2010, p. 385-391
Sitographie
- Les entreprises coloniales françaises : https://entreprises-coloniales.fr/index.html