ANMT 62 AQ 42 Contrat maritime signé par le capitaine François Vangellickom Vandelle

Le voyage du Centaure vers Saint-Domingue en 1748

2025 - Trésors d'archives

2025 - Trésors d'archives

 

En ce début 2025, les Archives nationales du monde du travail vous proposent un cycle « Trésors d’archives » de janvier à mai. Remarquables pour leur esthétique, leur ancienneté ou tout simplement l’histoire qu’ils racontent : cinq mois pour découvrir nos fonds autrement !

 

Dessin de navire sur un contrat.

 

Dans nos fonds d’archives les plus anciens se trouve un véritable trésor : le fonds Dugard, négociants-armateurs de Rouen, dont les documents sont datés de 1650 à 1795. Ce dernier pourrait sembler tout droit sorti d’un lourd coffre aux verrous rouillés tiré du fond de la cale d’un ancien navire. Ce n’est bien évidemment pas le cas. Ce fonds d’archives, conservé selon des normes optimales au sein de nos magasins d’archives, regroupe les documents de la famille Dugard relatifs au commerce auxquels ils s’adonnent depuis le début du XVIIe siècle. Dugard l’ancien est marchand drapier et participe à l’industrie de l’armement. Son fils, Dugard père, se consacre au grand commerce maritime et développe notamment ses activités vers le Canada et la Martinique. Les affaires sont florissantes grâce à la paix négociée en 1713 (Traités d'Utrecht). Plusieurs compagnies comme celles des Dugard voient le jour et se développent. Pourtant, le retour de la guerre en 1744 et de mauvaises fortunes en mer causent la perte de certains de leurs navires. Ces épreuves, suivies par de mauvaises affaires, entrainent la faillite de Dugard père en 1762. Dugard fils reprend le commerce maritime à sa suite.

 

Les voyages en mer peuvent durer plusieurs semaines, voire plusieurs mois, sur des bateaux construits en bois dans le but de commercer. Que nous disent les archives sur le déroulé de ces traversées ?

 

Certains rapports parlent de courses poursuites et parfois de capture des bateaux marchands. D’autres soulignent les difficultés à affronter les mers impétueuses. Les différents bateaux de la compagnie connaissent parfois des accidents ou des fins tragiques comme c'est le cas pour le navire l’Union, le 27 février 1747. Alors qu’il revient de la Martinique à l'occasion de son 10e voyage, ce dernier se retrouve en fâcheuse posture, au cœur d'une tempête. Des vents très forts le poussent vers les rochers et forcent l’équipage à abattre en urgence les mats pour réduire la vitesse. Ces efforts sont vains, le bateau se retrouve projeté sur les rochers par la tempête et se brise en trois, à proximité de l’île de Ré. On peut citer également l’Astrée dont les mats sont détruits par des vents violents lors d’une traversée. C’est aussi une funeste fin qui frappe Les Trois Maries la nuit du 4 décembre 1744. Le bateau se voit propulsé contre l’arrière du puissant navire Le Brillant de La Compagnie des Indes, alors qu’ils naviguaient ensemble pour revenir du Canada. Quatorze personnes périssent lors du naufrage.
Ces cas restent exceptionnels, la plupart des traversées arrivent à "bon port".

 

Première page du dossier relatif au voyage du navire "Le Centaure" vers Léogane en 1748.

 

Retracer un voyage à travers les documents d'archives : Le Centaure vers Saint-Domingue (actuel Haïti) en 1748.

 

Contrat maritime "connaissement" signé par le capitaine François Vangellickom Vandelle.

 

Le Centaure est un navire de 350 tonneaux, 16 canons et 50 hommes d’équipage. Le document ci-dessus stipule que son capitaine est le dénommé Francois Vangellickom Vandelle «capitaine et maître, après Dieu ». Le navire est amarré au quai du port du Havre et doit faire route vers le Cap-Français puis Léogâne (Haïti). On apprend dans un second document qu’il fera son retour à Nantes.


Un contrat passé entre Robert Dugard et Jacques Dupont, négociant de Rouen ainsi que ses fils, livre de précieuses informations sur la traversée.

 

Contrat passé entre Robert Dugard, le capitaine François Vandelle Vangellickom et Jacques Dupont, négociant de Rouen, ainsi que ses fils, pour le voyage vers Saint-Domingue de 1748.

 

Transcription du texte du contrat (orthographe et ponctuation moderne restituée) :

"Je soussigné Robert Dugard, négociant à Rouen, propriétaire et armateur du navire Le centaure du port de 380 tonneaux ou environ, armé de 16 canons et 50 hommes d’équipage, de présent en armement au Havre et prêt à partir sous le commandement de Monsieur Vangellickom Vandelle pour aller à Léogâne en passant par le Cap-Français [sur la] côte [de] Saint Domingue, reconnais m’être obligé envers Monsieur Jacques Dupont, négociant au dit Rouen de charger au Havre dans le-dit navire toutes les balles, ballots, caisses, malles, tonneaux, barils, boucauds, marmites de potin et autres marchandises, qui seront livrées à bord du dit navire à l’adresse et consignation de Messieurs Romain et Etienne Dupont frères ses fils, qui doivent aussi se rendre au Havre pour s’embarquer sur le susdit navire en qualité de passagers, pour aussitôt que le-dit navire sera prêt à faire voile, le faire partir du-dit lieu du Havre pour aller en droite route au Cap-Français [sur la] côte [de] Saint Domingue, où les-dits Sieurs Dupont frères débarqueront et où le-dit sieur Vandelle sera obligé de faire mettre à terre à ses frais, ainsi qu’il est d’usage, toutes les marchandises qui auront été embarquées au Havre, à leur consignation et adresse dans le-dit navire dans l’ordre et suivant qu’ils le demanderont au-dit Sieur Vandelle, qui, pour faciliter le-dit débarquement et qu’il puisse être fait sans confusion, donnera quinze jours de planche consécutifs y compris fêtes et dimanches à la rade ordinaire de débarquement du Cap, étant convenu qu’avant d’embarquer au Havre les-dites marchandises, elles seront gaugées pour en régler l’encombrance à raison de quarante-deux pieds cubes pour tonneau et que les barils, boucauds ou autres fûts seront évalués sur le pied de quatre barriques de bourdeaux ou de trois muids pour tonneau, et que les marmites, chaises de jonc et autres marchandises qui ne sont pas de nature à être gaugées seront estimées par deux capitaines pour en connaitre l’encombrance, afin que le tout étant réglé le fret en soit payé suivant les connaissements qui en seront signés pour chaque marque, en particulier au Cap-Francais, après l’entier déchargement à terre de toutes les-dites marchandises bien conditionnées, à raison de soixante et quinze livres du tonneau, ainsi que la somme de sept cent livres, prix convenu pour le passage, nourriture et médicaments si besoin est, des dits Sieurs Dupont frères, le tout en argent au prix et du cours du-dit lieu du Cap, par ce que les dits Sieur Dupont frères seront tenus de payer au dit Sieur Vandelle le montant de leur-dit passage et fret de leurs marchandises avant l’expiration des quinze jours de planche accordés au-dessus. De plus il sera permis aux dits Sieurs Dupont frères d’embarquer au Havre dans le susdit navire, gratis de fret, quelques planches, deux bois de lit, une armoire démontée et leurs malles de hardes à leur usage et qu’il leur sera donné dans la grande chambre une place commode et convenable pour leur logement pendant le voyage, comme aussi pour y placer leurs malles de hardes.
Fait [en] quadruple [exemplaire] à Rouen ce vingt-quatre août mil sept cent quarante-huit dont un restera entre les mains de Monsieur Robert Dugard, un autre entre les mains de Monsieur Vangellickom Vandelle, un autre entre les mains de Mr Jacques Dupont Père et un autre entre les mains de messieurs Dupont frères."

 

 

Le bateau est ici dit « de 380 tonneaux ». Le tonneau de mer est une mesure marine de volume. Un tonneau en France correspond à cette époque à environ 42 pieds cubes (comme précisé dans le contrat) soit environ 1,4 mètres cubes. Cette mesure fluctue. À la fin du XVIIe siècle, le tonneau vaut moins, d’après Antoine Furetière dans son Dictionnaire universel (1690) : « [l]e tonneau de mer tient trois muids de France, ou 28 pieds cubiques de Paris ». Outre les tonneaux qui résistent bien aux chocs lors des traversées, on trouve également d’autres contenants tels que les barils, ballots, caisses, boucauts, marmites… Pour la plupart, leur « encombrement » - entendre ici la place que les marchandises prennent dans le navire - est calculé selon des mesures définies. Pour les autres, telles que les marmites, ce sont deux capitaines désignés qui décideront de l’encombrement et donc du prix à payer pour le transport : « le fret ».


Pour cette traversée, le capitaine Vandelle commande le navire du négociant-armateur Dugard et transporte les marchandises de Jacques Dupont, négociant de Rouen ainsi que deux passagers supplémentaires, les fils de ce dernier. Les fils Dupont débarqueront au Cap-Français. Ils disposeront de quinze jours « de planche », ce qui correspond au temps alloué au déchargement et équivaut à d'éventuels frais payés à l’administration portuaire. Les fils Dupont devront alors s’acquitter du fret en payant 75 livres par tonneau et 700 livres pour la traversée en tant que passagers (dans ce prix est compris la nourriture et les éventuels médicaments en cas de besoin).

 

Quelles marchandises à bord ?

 

Facture de marchandises chargées au Havre dans le navire Le Centaure, 1748.

Les marchandises sont chargées dans le port du Havre pour être vendues à leur destination. On trouve dans les cales, et à l’intérieur de ballots numérotés pour un déchargement facilité, des toiles de lin blanche, des serviettes à fleurs, plusieurs milliers de briques, tuiles et carreaux, des barils de jambons, des tonneaux de vin rouge…


Il faut séparer les marchandises qui seront vendues des produits et denrées qui seront consommés par l’équipage et les passagers lors du voyage (farine, bœuf, vin, chandelles…)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Contrat d'assurance de Robert Dugard auprès de négociants de la ville de Rouen, 26 janvier 1750.

S'assurer pour limiter les risques

 

Avant le départ, il peut être nécessaire d'assurer le navire et sa cargaison car les risques sont nombreux. Les assureurs peuvent être des négociants ou des compagnies d'assurance. Ils assurent les éventuels dommages et pertes liés aux tempêtes, naufrages, incendies, pillages, guerres… Un taux est fixé et celui-ci évolue selon les périodes (aux alentours de 5% avant la guerre de 1744, puis jusqu’à 20%). Le navire et la cargaison peuvent être assurés par plusieurs compagnies, car beaucoup d’entre elles limitent leur investissement à 75 000 livres ou moins. Parfois, pour un seul et même voyage, ce sont des compagnies d’assurance de plusieurs villes différentes qui sont sollicitées afin de limiter les risques de banqueroute.

 

 

 

 

 

 

 

Un départ retardé

 

Le Centaure est bloqué au Havre depuis le début de la guerre de succession d’Autriche (1744-1748). Il ne peut quitter le port car ses canons ont été réquisitionnés par la marine. Ce n'est qu’en 1748 qu’il peut reprendre la mer. Le navire part du Havre le 18 octobre 1748, date de la signature de la paix d'Aix-la-Chapelle qui met fin au conflit, et revient à Nantes le 9 juillet 1749.

 

À bord, une petite partie de cartes ?


Au milieu des documents d’archives se trouvent des cartes à jouer, fruit du travail d'artisans imprimeurs (la peinture semble avoir été réalisée à la main). De quoi s’occuper lors des longues semaines de traversée.

Cartes à jouer

 

On retrouve le valet de carreau nommé Hector, la reine de cœur Judic et d’autres cartes pêle-mêle.
Chaque figure des cartes françaises porte un nom, reporté dans un coin, dont l’origine pose encore question. Judith (ici Judic) est une probable référence à l’héroïne du peuple juif du même nom.
Le valet de carreau Hector, quant à lui, peut être une référence au héros de la guerre de Troie.

 

Cartes à jouer

 

Le trajet du retour

 

Sur le retour, le navire ne voyage pas à vide. Un contrat est passé avec la Compagnie des Indes pour transporter du sucre.

 

Copie du contrat passé entre la Compagnie des Indes et Robert Dugard pour transporter du sucre sur Le Centaure à son retour de Léogâne.

 

Le compte de désarmement du navire fournit beaucoup d’informations sur le voyage retour.
Il précise que le navire transporte, en plus du sucre, des balles de coton, des futailles indigo, du café et des buches de bois de gaïac (un bois très dur et dense servant par exemple à confectionner des poulies, meubles, etc.)

 

Compte du désarmement du navire Le Centaure à Nantes mis en déclaration le 12 juillet 1749.

 

Tout travail mérite salaire !

 

Ce compte liste également le paiement des gages aux membres de l’équipage. Ces derniers reçoivent pour ce voyage des gages pour 6 mois et 28 jours.
Le montant des soldes est fixé au moment de l’embarquement, pour toute la durée du voyage. Les marins peuvent recevoir une avance au moment de l’armement et touchent 2 mois de solde après le désarmement.
Pour cette traversée, un chirurgien est payé 45 livres par mois ainsi qu’un complément de « conduite » de 15 livres pour deux mois.
Un charpentier touche 50 livres par mois ainsi qu’un complément de 15 livres pour deux mois.
Un calfat gagne 46 livres par mois et 15 livres de complément pour deux mois. Le calfat est un ouvrier employé en construction navale pour le « calfatage », opération visant à insérer des fibres végétales dans les interstices de la coque afin d’éviter les entrées d’eau et donc assurer l’étanchéité.

 

Suite du compte de désarmement du navire Le Centaure, 1749.

 

Ces comptes nous renseignent également sur les autres professions présentes à bord : un patron de chaloupe, un boulanger, des matelots, des canonniers, des mousses…
 

Dans un contrat entre Dugard et le Capitaine Vandelle, il est précisé que ce dernier touche 100 livres par mois pour ses gages. Le capitaine peut aussi bénéficier d’autres avantages stipulés dans les contrats, comme un pourcentage sur les bénéfices réalisés lors de la vente des marchandises.

 

Contrat entre Robert Dugard et le capitaine Vangellickom Vandelle concernant ses gages, 19 août 1748.

 

Le Centaure est un vaisseau construit en 1740 à Quebec pour Dugard, au prix de 62 338 livres. Il y a la possibilité d’installer jusqu’à 24 canons (il en transporte 12, 15 ou 16 selon les périodes). Le navire arbore une sculpture du maître sculpteur Noël Levasseur. Le 27 juin 1756, il est capturé par le capitaine James Campbell à bord de son Nightingale, et vendu à New-York. Il s’agissait du dernier bateau de la flotte de Dugard.

 

Sources et bibliographie

ANMT 62 AQ, Fonds Dugard, négociants-armateurs (lien vers l'inventaire en ligne)

DALE Miquelon. Dugard of Rouen: French Trade to Canada and the West Indies, 1729-1770.

DICKINSON John A. « Les marchands rouennais et le Canada » DALE Miquelon, Dugard of Rouen. French Trade to Canada and the West Indies, 1729-1770. In: Annales de Normandie, 29ᵉ année, n°3, 1979. pp. 354-356. (lien vers l'article)

 

 

 

arrow_up_icon