Les travailleuses des usines d’armement pendant la première guerre mondiale : des remplaçantes ?
Notre thématique de l’année 2023 sera celle de la grande exposition « Travailler en temps de guerre » présentée du 26 mai 2023 au 4 mai 2024 aux Archives nationales du monde du travail.
Comment les conflits armés changent-ils les modes d’organisation du travail ? Quels sont les impacts sur les vies, les corps et les esprits des travailleurs ? Tout au long de l’année, nos dossiers ou documents du mois prolongeront l’exposition en interrogeant les liens entre guerre et travail.
Les femmes n’ont évidemment pas attendu la première guerre mondiale pour travailler. Avant le début des hostilités, elles représentent déjà plus du tiers de la population active française, sans compter les travailleuses à domicile. Cependant, le conflit accentue la féminisation des emplois, notamment dans des secteurs réputés masculins comme la fabrication d’armes et de munitions.
Quelles sont les conditions de travail de ces ouvrières ? À plus long terme, quelles ont été les conséquences de cette percée des femmes sur le marché du travail ?
Mobilisation des femmes et nouveau discours
Pendant la Grande Guerre, les travailleuses sont fortement sollicitées par des entreprises alors privées de main-d’œuvre masculine. Beaucoup de femmes sont aussi à la recherche d’emplois pour faire face aux difficultés matérielles causées par l’inflation, et parfois en l’absence de leur conjoint. Une allocation est versée aux épouses de mobilisés, mais elle s’avère vite très insuffisante. Ces différentes raisons incitent de nombreuses Françaises à se lancer sur le marché du travail.
Elles y sont également encouragées par un discours nouveau tenu par les autorités qui valorise l’emploi féminin alors qu’il avait jusqu’alors été dénigré. Pour la première fois, l’État et les entreprises vantent le courage de ces travailleuses qui, par leurs efforts, participent à la défense nationale.
La progression du travail féminin concerne tous les métiers : cultivatrices, employées de banque, factrices, conductrices de tramway... Certaines sont attirées par les salaires plus rémunérateurs des entreprises d’armement. Ces ouvrières, que l’on appelle les « munitionnettes », sont 15 000 en juin 1915. On en compte 684 000 deux ans plus tard.
Dur labeur et inégalité des salaires
Pendant la guerre, la nécessité de produire rapidement et en grande quantité prime, et la règlementation sociale est suspendue. Les femmes employées dans les usines d’armement sont ainsi soumises à des conditions de travail extrêmement difficiles : tâches répétitives et épuisantes, journées interminables qui peuvent durer jusqu’à 14h d’affilée, bruit des machines, exposition à des substances toxiques… Aux maladies professionnelles s’ajoutent les accidents, fréquents chez ces ouvrières inexpérimentées. Leur rémunération est certes plus élevées que dans la plupart des autres secteurs, mais elle reste inférieure à celle des hommes.
En 1916, pour éviter des mouvements de grève qui risqueraient de paralyser l’effort de guerre, le sous-secrétaire d’État de l’Artillerie et des munitions, Albert Thomas, tente de prendre les devants. Il crée un Comité de travail féminin et adresse une circulaire aux industriels afin que ces derniers assurent aux ouvrières « les conditions d’hygiène et de bien-être indispensables pour leur santé ». Il exige notamment que des « vêtements de travail appropriés » soient fournis aux travailleuses.
Ces actions n’empêchent pas un mouvement de grève qui commence en 1916 et s’amplifie l’année suivante, obligeant le patronat à augmenter les salaires.
Une parenthèse vite refermée ?
À peine deux jours après la signature de l’armistice du 11 novembre 1918, le ministre de l’Armement, Louis Loucheur, fait paraître une circulaire dans laquelle il invite les munitionnettes à reprendre leurs occupations d’avant-guerre afin de céder la place aux combattants revenus du front.
Cette mesure est révélatrice d’un mouvement plus général qui, une fois la guerre terminée, pousse les travailleuses à retourner au foyer pour y remplir leur « devoir naturel » d’épouses et de mères.
Les années qui suivent la fin de la première guerre mondiale se caractérisent ainsi par une réaction idéologique qui critique l’emploi féminin. Les travailleuses sont à la fois accusées de déserter le foyer, mais aussi, comme elles sont moins payées, de représenter une concurrence déloyale pour les hommes.
Une brèche ?
Les ouvrières de la Grande Guerre n’auront-elles été que des remplaçantes sommées de retourner au foyer dès la fin des hostilités ? L’arrivée massive de femmes dans des secteurs jusqu’alors réputés masculins crée en réalité un précédent. Des chefs d’entreprise prennent conscience que les travailleuses sont tout aussi capables de donner satisfaction que leurs homologues masculins, et pour des salaires inférieurs.
Malgré la force du discours conservateur de l’entre-deux-guerres, le premier conflit mondial a ouvert aux femmes des secteurs jusqu’alors considérés comme des bastions masculins.
Vers une « masculinisation » des femmes ?
Saluée comme une preuve de leur participation à l’effort national, l’arrivée massive de femmes dans les usines pendant la première guerre mondiale ne va pas sans générer des craintes. De nombreux observateurs redoutent en particulier l’influence néfaste de ces tâches considérées comme masculines sur le caractère des ouvrières. Ce fantasme d’une masculinisation des femmes causée par le travail industriel ressurgit dans la très réactionnaire France de Vichy, alors même que la part des femmes dans la population active diminue.
Les ANMT conservent plusieurs albums photos sur les conditions de travail des ouvrières fabriquant des munitions pendant la première guerre mondiale : celui d’une usine de Suresnes appartenant à la Société l’Éclairage électrique (acheté lors d’une vente aux enchères en 2019) et celui de l’entreprise automobile Delahaye. Les archives de la société Commentry-Fourchambault & Decazeville sont entrées aux Archives nationales dès 1962. Elles nous renseignent sur le fonctionnement de cette entreprise, notamment pendant la première guerre mondiale. Le fonds du militant anti-chômage Max Lazard (1975-1953) contient un grand nombre de brochures publiées par des organisations visant à faciliter le recrutement de travailleurs, notamment l’association pour l’enrôlement volontaire des Françaises au service de la patrie. Il est entré aux Archives nationales par une série de dépôts réalisés entre 1935 et 1980. Les archives du Syndicat national des instituteurs se composent notamment de brochures et de tracts émis par le mouvement depuis sa création dans les années 1920. Elles sont entrées aux ANMT par voie de don en 2011. L’Action catholique ouvrière a déposé ses archives (1944-1999) aux ANMT en 2000. Elles comprennent notamment des publications du mouvement et permettent de retracer son évolution. |
Bibliographie
BARD, Christine, Les Femmes dans la société française au XXe siècle, Paris, Armand Colin, 2001.
LLOSA, Marie, « Le travail des femmes dans les usines de guerre de la France méridionale (1914-1918) », in: Annales du Midi : revue archéologique, historique et philologique de la France méridionale, Tome 120, N°262, 2008. Regards du Midi sur la Grande Guerre, sous la direction de Rémy Cazals. pp. 205-217.
MARCHAND Lucas, “ Nous sommes maintenant une force et nous avons le devoir d’élever la voix ” : les mouvements sociaux des femmes démobilisées et l’exclusion des travailleurs coloniaux à la fin de la Première Guerre Mondiale. Histoire. 2020. Consultable en ligne : https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-02943120
THÉBAUD, Françoise, « la Grande guerre. Le triomphe de la division sexuelle », in DUBY, Georges, PERROT, Michelle, Histoire des femmes en Occident. 5, le XXe siècle, Paris, Plon, 1992.