Photographies des salariés de Renault applaudissant le chanteur Yves Montant, années 1950.

Se cultiver au pays des 4L

2025 - Travail et pauvreté

Depuis juin 2025 et jusqu’en mai 2026, les ANMT présentent leur nouvelle exposition Vivre ou survivre. Travail et pauvreté aux 19e et 20e siècles. Le travail est-il un bouclier face à la pauvreté ? Comment les travailleurs se sont-ils organisés pour obtenir de meilleures conditions de travail, de vie, de logement ? Quels sont les différents acteurs qui ont tenté de pallier les situations de misère des travailleurs et des chômeurs ? Retrouvez chaque mois un nouveau dossier consacré à ces thématiques sur notre site Internet.

 

Photographies des salariés de Renault applaudissant le chanteur Yves Montant, années 1950.

 

Initiés par la Charte du travail du gouvernement de Vichy, les comités d’entreprise (CE) sont maintenus à la Libération. Obligatoires dans les entreprises de plus de 50 salariés, Ils sont gérés de manière tripartite par le chef d’entreprise, des représentants des syndicats et des représentants du personnel élus par les salariés.


Conçus pour favoriser la participation des salariés à la gestion des entreprises, ils se voient confier la gestion des œuvres sociales préexistantes et deviennent de véritables acteurs de la démocratie sociale au cœur même des entreprises. Stimulés par la croissance économique de l’après-guerre, ils acquièrent des équipements culturels, sportifs et de loisirs, recrutent des professionnels (bibliothécaires, animateurs, etc.) et écrivent l’une des plus belles pages de l’histoire culturelle ouvrière.


Lorsque l’entreprise compte plusieurs établissements, le CE devient un comité d’établissement placé sous l‘égide d’un comité central d’entreprise (CCE). C’est le cas pour la Régie nationale des usines Renault qui compte plusieurs sites de production en France. Très avancé sur les questions sociales, son comité central d’entreprise se dote d’une association appelée Loisirs et culture, qui gère notamment ses activités culturelles. Elle est active sur l’ensemble des sites de la RNUR, et notamment auprès du Comité d’établissement de l’usine de Boulogne-Billancourt.

Dans le contexte des « Trente Glorieuses », que peut mettre en place le puissant comité d’entreprise d’une industrie nationalisée pour ouvrir l’accès à ses ouvriers à une vie culturelle ?

 

 

Une vitrine sociale française


Après sa nationalisation en 1945, la Régie nationale des usines Renault (RNUR) est devenue une « vitrine sociale » de la France, symbole de la modernité de l’industrie française et terrain d’avancées sociales pour ses quelques dizaines de milliers de travailleurs.
Située à Boulogne-Billancourt sur l’île Seguin, l’usine dite « Renault-Billancourt » est la principale du groupe. Elle emploie à elle seule plus de 30 000 personnes.  

 

Vue aérienne de l’usine de Billancourt [vers 1960].

 

Usine de Billancourt : hall de montage des « Estafette » [vers 1960].

 

Les usines de Renault-Billancourt sont aussi des lieux de luttes et de conquêtes sociales, symboles de l’implantation du communisme en milieu ouvrier et théâtre d’une vie syndicale intense.

 

Affiche du congrès du syndicat Renault des travailleurs de l’automobile, 1969.

 

Certaines voix dénoncent d’ailleurs le CE comme étant l’instrument de l’introduction du bolchevisme dans l’entreprise. L’offre de culture et de loisirs développée pour les salariés serait, selon eux, une sorte de « produit d’appel » pour inciter les travailleurs et travailleuses à se politiser.

 

Photographie d’une délégation de femmes françaises assistant à une manifestation du 1er mai sur la place Rouge à Moscou, [années 1950]. Cette photo fait partie d’une série de photos sur les mondes communistes, probablement réunies par l’association Loisirs et culture à des fins documentaires. On ignore si des salariées de Renault faisaient partie du ce défilé.

 

Loisirs et culture, instrument de démocratie culturelle


Au début des années 1970, le CE de Renault emploie 600 personnes et son budget représente 2% de la masse salariale.
Fondée en 1948 « par et pour les travailleurs de chez Renault », l’association Loisirs et culture est subventionnée et « contrôlée par le Comité d’entreprise » comme le proclame son bulletin d’adhésion.

 

Bulletin d’adhésion, [vers 1960].

 

Son financement dépend directement de la subvention consentie au Comité d’entreprise par l’entreprise elle-même. Régulièrement, les bulletins d’information de l’association font apparaître des dissensions entre le CE et la direction sur le montant de ces subventions.

 

Page 3 de Loisirama, bulletin d’information de l’association Loisirs et culture, 1979.

 

En 1973, pour l’anniversaire de ses 25 ans d’existence, l’association compte un tiers des effectifs de l’entreprise en tant qu’adhérents.

 

Photographie d’une rencontre avec l’autrice Ania Framos organisée dans les locaux de la bibliothèque, 1963.

 

Des livres, des spectacles et des films à l’intérieur de l’usine ? Ce mélange des genres s’ancre dans une vision qui imagine un futur fait de progrès après la seconde guerre mondiale. En donnant aux ouvriers un accès à la culture et aux loisirs, on s’assure d’élever la société dans son ensemble. On peut y voir une mutation et une évolution du paternalisme patronal des décennies précédentes, où le chef d’entreprise, se comportant en « bon père de famille », veillait au logement et aux loisirs de ses ouvriers.
Les débats sur le niveau de participation des salariés atteignent parfois une intensité remarquable. Ainsi, un tract de 1979 harangue les adhérents :

« Est-ce que vous vous rendez-compte que les camarades qui ont préparé ce questionnaire ont perdu littéralement leur temps… ! (…) C’est trop facile, Camarade, de ne pas se prononcer et de laisser faire les autres. Ce n’est pas cela la DÉMOCRATIE ».

Le paternalisme n’a – semble-t-il – pas totalement disparu.

 

Tract, 1979.

 

S’instruire, se divertir, comprendre

« Lire c’est vivre parce que c’est renaître, reconnaître et comprendre »

 Tel est le slogan affiché en lettres capitales au sommet des rayonnages de la bibliothèque de Loisirs et culture.

 

Photographie d’une rencontre organisée dans les locaux de la bibliothèque, 1963.

 

Première bibliothèque d’entreprise en Europe, elle est complétée par un bibliobus qui circule sur le site de Billancourt pour aller à la rencontre des ouvriers dans les différents ateliers.

 

Photographie du bibliobus de Loisirs et culture, sans date.

 

Elle se dote d’une programmation culturelle et invite des écrivains, organise des conférences ou des concours. Ainsi, en 1983, un concours de poésie suscitera l’envoi de 800 textes écrits par les travailleurs de Renault et leurs familles.

 

Tract et bulletin de vote du concours de poésie organisé dans le cadre de l’événement « La France en poésie », 1983.

 

Sur le même modèle, se met ensuite en place un Club du disque, doté d’un « audiscobus ».

 

Intérieur de la brochure de présentation du Club du disque, sans date.

 

En 1974, Loisirs et culture crée son Caméra-club et prête à ses adhérents matériel et bobines de film afin de les initier au cinéma amateur. De nombreux films et courts-métrages sont réalisés, dont certains sélectionnés ou primés dans des concours de cinéma amateur.

Première caméra acquise pour le caméra-club du comité d’entreprise de l’usine de Renault-Billancourt, 1962.

 

 

ANMT 1997 12 12, Loisirs et culture, association du comité d’entreprise de la Régie nationale des usines Renault.

 

Le spectacle vivant tient aussi une place importante dans le travail de Loisirs et culture. L’association tisse un partenariat avec le TNP (théâtre national populaire) dirigé par Jean Vilar. Ensemble, ils organisent les « Grandes nuits » de Loisirs et culture où des représentations sont proposées aux salariés.

 

Affiche pour la 2e Grande nuit de Loisirs et culture, sans date.

 

En 1984, le CE produit « Paroles de voitures », une création musicale de Nicolas Frize. L’artiste enregistre les sons des ateliers et en tire une œuvre électro-acoustique qui donne lieu à des concerts au sein de l’usine.

 

Pièce du dossier artistique de « Paroles de voitures », 1984.

 

Loisirs et culture développe enfin des expositions. En 1971, pour le centenaire de la Commune de Paris, « premier exemple du pouvoir ouvrier », l’association organise une exposition accompagnée d’une programmation culturelle (conférence, assemblée-débat, sélection d’ouvrages de la bibliothèque, visites).

 

Affiche présentant le calendrier de la programmation autour de l’exposition sur le centenaire de la Commune de Paris, 1971.

 

Plan d’implantation de l’exposition sur le centenaire de la Commune de Paris, 1971.

 

Dix ans plus tard en 1981, à l’occasion du centenaire de la naissance de Picasso, une exposition d’affiches revient sur son œuvre.

 

Tract de l’exposition Picasso organisé par Loisirs et culture, 1981.

 

Photographie d’œuvres de Picasso, 1981.

 

Les loisirs ne sont pas en reste…

De manière plus classique pour un CE, l’association Loisirs et culture propose une vaste offre de séjours de vacances pour les employés de Renault. Ainsi, en 1960, ces derniers avaient le choix entre des séjours en hôtel, en maison de vacances ou en village vacances en Provence, au bord de la Méditerranée voire à l’étranger.

 

Détail des séjours à l’étranger proposés aux salariés de Renault, 1960.

 

 

La privatisation progressive de Renault à partir de 1986 sonne la fin de l’utopie progressiste de Loisirs et culture. En 1996, l’entreprise redevient totalement privée. Dès l’année suivante, l’association Loisirs et culture fait don de ses archives aux Archives nationales du monde du travail.
En 2005, s’achève la démolition de l’usine de Billancourt sur l’île Seguin dont la fermeture en 1992 avait marqué l’opinion publique.

Finalement, en 2020, ce sont les CE eux-mêmes qui disparaissent du droit du travail français, absorbés dans les comités sociaux et économiques (CSE) comme les délégués du personnel et les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT).

 

 

Sources
ANMT 1997 12, association Loisirs et culture

Bibliographie
Centre des archives du monde du travail. CE, c’est nous : les comités d’entreprises ont 51 ans. Catalogue d’exposition, Roubaix, 1996.
Géhin, Louis et Poitou Jean-Claude. Des voitures et des hommes. Les vingt ans de Renault-Sandouville. La Découverte, 1984. BIB H 1630
Loubet, Jean-Louis. Renault, cent ans d’histoire. E.T.A.I, 1998. BIB H 2687
Vigna, Xavier. « XXVII - Les usines Renault de Billancourt ». Les lieux de l'histoire de France, Perrin, 2017. p.385-400. CAIRN.INFO
Vignier, Alain. Le PCF à Renault Billancourt : Force et crise d’un symbole ouvrier (1944-1992), Arbre bleu éditions, 2020, 458 p.

 

 

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