Tout au long du XXe siècle, dans les archives des entreprises, du patronat et des membres du gouvernement, revient l’idée que la France a besoin de travailleurs étrangers pour faire fonctionner son économie. Certains documents évoquent de manière très explicite l’importance d’accueillir des immigrés car ils acceptent des tâches ingrates et pas toujours bien rémunérées dont les Français ne veulent pas.
"Je m’étonne. Il n’est que manœuvre ? Ce n’est pas quand même pas si facile, la soudure à l’étain. Et moi qui ne sait rien faire, on m’a embauché comme "ouvrier spécialisé" (O.S.2, dit le contrat) : O.S., dans la hiérarchie des pas-grand-chose, c’est pourtant au-dessus de manœuvre… Mouloud, visiblement n’a pas envie de s’étendre. Je n’insiste pas. À la première occasion, je me renseignerai sur les principes de classification de Citroën. Quelques jours plus tard, un autre ouvrier me les donnera. Il y a six catégories d’ouvriers non qualifiés. De bas en haut : trois catégories de manœuvre (M.1., M.2., M.3.) ; trois catégories d’ouvriers spécialisés (O.S.1., O.S.2, O.S.3). Quant à la répartition, elle se fait d’une façon toute simple : elle est raciste. Les Noirs sont M.1., tout en bas de l’échelle. Les Arabes sont M.2. ou M.3. Les Espagnols, les Portugais et les autres immigrés européens sont en général O.S.1. Les Français sont, d’office, O.S.2. Et on devient O.S.3 à la tête du client, selon le bon vouloir des chefs. Voilà pourquoi je suis ouvrier spécialisé et Mouloud manœuvre, voilà pourquoi je gagne quelques centimes de plus par heure, quoique je sois incapable de faire son travail".
Extrait de L’Établi de Robert Linhart (Paris, Les Éditions de minuit, 1978). Dans ce récit autobiographique, Robert Linhart, ancien étudiant de l’École normale supérieure, raconte son expérience d’ouvrier dans les usines Citröen où il choisit d’aller travailler en 1968, comme plusieurs jeunes maoïstes de sa génération. Dans cet extrait, il s’étonne d’avoir un poste plus élevé et mieux rémunéré que l’un de ses collègues, Mouloud, pourtant bien plus expérimenté et qualifié que lui.
Une adaptation au cinéma du livre de Robert Linhart, réalisée par Mathias Gokalp, est sortie en 2023.