Professeurs et élèves de l'Institut technique roubaisien, 1925.  ANMT 1988 7 465, Motte-Bossut (entreprise textile)

Le patronat textile de Roubaix-Tourcoing : entre paternalisme, libéralisme et catholicisme social

2022 - Textiles du monde

En 2022, les Archives nationales du monde du travail rejoignent la programmation de la ville de Roubaix autour de la thématique « Textiles du monde ».
Si l’industrie textile a laissé son empreinte sur ses grandes cités françaises, elle a aussi marqué la vie de ses travailleurs et travailleuses, fait prospérer des dynasties familiales ou encore permis l’émergence de marques de vêtements restées célèbres.
Chaque mois, les ANMT vous proposent un voyage dans le temps et dans l’univers textile, pour mieux comprendre nos mondes d’aujourd’hui !

 

Professeurs et élèves de l'Institut technique roubaisien, 1925.

Motte, Prouvost, Tiberghien… Au XIXe et XXe siècles, ces familles possèdent et contrôlent des entreprises sur plusieurs générations dans le bassin industriel de Roubaix-Tourcoing, première région textile française à l’époque et véritable « pépinière de dynasties » (Jean-Claude Daumas).

 

Une bourgeoisie industrielle…

Les patrons de l’industrie textile de Roubaix-Tourcoing appartiennent à un groupe social homogène. Au XIXe siècle, la bourgeoisie industrielle de ces deux villes travaille essentiellement dans le textile : on parle de mono-industrie. Cette situation favorise une unité entre les familles patronales. Leurs liens se consolident également par des unions homogamiques, c’est-à-dire des mariages entre des personnes du même groupe social. Ainsi, en 1841, Louis Motte, fils d’un industriel tourquennois, se marie à Adèle Bossut, fille de Jean-Baptiste Bossut, fabricant de tissus et maire de Roubaix. En 1843, grâce à la dot de son épouse, Louis Motte fonde la société Motte-Bossut, qui est une filature de coton à ses débuts. Cette bourgeoisie industrielle contrôle la majeure partie de la chaîne de production textile : négoce de la matière première, peignage de la laine, filage, tissage, teinture.

La majorité des patrons d’entreprises textiles de Roubaix-Tourcoing sont issus de lignées de notables locaux, de négociants, de marchands. A l’aube de la Première Guerre mondiale, la moitié des familles patronales du secteur sont engagées dans l’industrie textile depuis le XIXe siècle, voire le XVIIIe. Les Motte sont une famille de marchands installée à Tourcoing depuis le XVIIe siècle. La famille Prouvost a un ancêtre, Jean Prouvost, qui était seigneur de Wasquehal et échevin de Roubaix au XVe siècle. Néanmoins, certaines familles viennent de l’étranger, comme les Vanoutryve originaires de Zwevegem située en région flamande.

Album photographique de la société Leclercq-Dupire destiné aux clients, 1911. Sur le bureau, on distingue une statuette d'éléphant, la marque de fabrique des Leclercq-Dupire.

Les familles du patronat textile se distinguent par des marques de fabrique différentes : l’éléphant pour les Leclercq-Dupire, la tour crénelée pour les Motte-Bossut.

Détail d'un papier à entête de la société Leclercq-Dupire représentant sa marque de fabrique, sans date.

 

Détail de la 4e de couverture d’un catalogue de prêt-à-porter Motte-Bossut, 1962. Les initiales « M » et « B » encadrent la tour crénelée.

 

Certains industriels s’impliquent dans la vie politique locale. Eugène Motte en est l’exemple le plus éloquent. Il est conseiller général dès 1895, député du Nord de 1898 à 1906 et maire de Roubaix de 1902 à 1912. Dans le même temps, il joue un rôle clé dans le développement économique régional en étant nommé successivement vice-président de la chambre de commerce de Roubaix, administrateur de la Compagnie du chemin de fer du Nord et président de la Société des mines de Lens.

Portrait d’Eugène Motte extrait de sa notice nécrologique, 1932.

 

…attachée à la religion et à la famille

Les familles patronales de l’industrie textile de Roubaix-Tourcoing ont une culture largement influencée par la pensée catholique, héritée de l’éducation reçue dans des écoles catholiques. Elles apportent leur soutien aux institutions catholiques en accordant, par exemple, des souscriptions à l’Université catholique de Lille. Cet attachement aux principes de l’Église catholique s’illustre également par la création en 1884 de l’Association catholique des patrons du Nord, dont le programme d’action contient les règles suivantes : « agir en patrons chrétiens comprenant leur devoir et soucieux de le remplir […] ; organiser chrétiennement nos usines et faciliter la pratique du bien […] ». Cette association a d’ailleurs fondé une confrérie baptisée Notre-Dame de l’Usine.

De même, le patronat accorde beaucoup d’importance à la famille. Le patrimoine familial est investi dans l’entreprise pour garantir sa pérennité. La fécondité élevée des familles patronales du Nord participe également à consolider l’héritage familial. Au début du XIXe siècle, on dénombre 5 enfants par famille contre 7 à la fin du siècle. Par exemple, le couple Motte-Bossut a 7 enfants, 33 petits-enfants et 121 arrière-petits-enfants. Pour les patrons, avoir des fils stimule le dynamisme de l’entreprise : à Roubaix, il est de coutume de créer une nouvelle usine pour accueillir chaque fils en âge d’être associé. Ainsi, de grands groupes familiaux se forment : en 1914, les établissements Alfred Motte et Cie emploient 7000 salariés, dont 70 % à Roubaix répartis dans une dizaine d’usines.

Photographie de la famille Motte, 1914.

 

Assurer la continuité de l’entreprise familiale : la formation professionnelle des fils de patrons

Jusque dans les années 1870, les enfants des familles bourgeoises font leurs études secondaires dans des collèges religieux, comme le Sacré-Cœur de Tourcoing qui devient une institution privée en 1882 grâce au soutien de la bourgeoisie locale. Ils effectuent aussi des stages dans l’entreprise familiale pour connaître le fonctionnement des usines textiles.

Diplôme d'examen de grammaire délivré à Édouard Motte, 1903.

En 1895, l’abbé Vassart fonde l’Institut technique roubaisien (ITR), école destinée à former des ingénieurs aux études industrielles supérieures, mais qui est également plébiscitée par les familles patronales de l’industrie textile. Les étudiants, formés pendant deux ans, se spécialisent dans une des trois sections – filature, tissage, teinture-chimie-industrielle – et bénéficient d’un enseignement général qui complète la formation technique. Les programmes offrent les outils nécessaires pour former les fils de patrons grâce à l’enseignement des notions techniques élémentaires et l’acquisition de compétences pour gérer une entreprise (comptabilité, droit, économie) et les échanges internationaux (langues, géographie commerciale).

Atelier de tissage de l'Institut technique roubaisien, 1910-1913.

L’attachement à la famille se manifeste aussi à l’usine puisque le patron entretient avec les salariés une relation proche, presque familiale, où le respect de l’ordre établi et de l’autorité du « père » est primordial : on parle alors de paternalisme.


Du paternalisme industriel au XIXe siècle…

Le paternalisme est une conception selon laquelle les rapports entre patrons et ouvriers doivent être régis selon les règles de la vie familiale. Les patrons de l’industrie textile contrôlent toute la production et surveillent leur personnel pendant le temps de travail mais aussi en dehors.

Règlement intérieur d’une usine en 1880.

Ce fonctionnement est lié à la tradition libérale du patronat. En effet, les chefs d’entreprise se considèrent responsables de leur personnel et ressentent toute intervention extérieure, de l’État ou des syndicats, comme une ingérence insupportable. Ils se battent pour préserver leur liberté de gestion et freiner l’augmentation des charges. Le paternalisme répond à une nécessité économique d’attirer et fidéliser une main-d’œuvre. En ce qui concerne les industriels textiles de Roubaix-Tourcoing, il y aussi une volonté de rechristianiser l’usine.

Les jardins ouvriers

Le concept des jardins ouvriers a été théorisé en France par l’abbé Jules-Auguste Lemire, fondateur de la Ligue Française du Coin de Terre et du Foyer en 1896. L’idée a été reprise par certaines entreprises, comme Motte-Bossut qui mettait à disposition des parcelles de terrain aux ouvriers et à leurs familles. C’est un moyen pour le patron de l’entreprise d’occuper le personnel en dehors de leurs heures de travail et de les éloigner des cafés et des estaminets.

Organisation générale des jardins ouvriers, 1942.

Le paternalisme s’illustre également par la position du patron comme garant du bien-être de ses employés en échange de leur obéissance. Ainsi, certains chefs d’entreprise apportent à leurs ouvriers des avantages sociaux : éducation, logement, soins médicaux, assurances. Lors de l’Exposition internationale de Roubaix en 1911, les établissements Leclercq-Dupire présentent leurs tissus mais également leurs réalisations sociales : sociétés de secours mutuels subventionnées par l’entreprise, secours au moment des naissances, soins aux blessés et malades, pensions de retraite.

« Les réalisations sociales d’un patron catholique », La Croix du Nord, 14 novembre 1937.

Cette mentalité patriarcale est défendue par Frédéric Le Play, ingénieur des mines et homme politique, dans son essai intitulé La réforme sociale, publié en 1864 : il souhaite concilier la nécessité de faire des réformes sociales avec l’indépendance et l’autorité revendiquées par les chefs d’entreprise.

… à une politique mutualisée de protection sociale au XXe siècle

En 1884, la loi Waldeck-Rousseau autorise la création de syndicats, encourageant alors le développement du syndicalisme ouvrier et patronal. Des organisations patronales se développent dès la fin du XIXe siècle afin de lutter contre le mouvement ouvrier et d’assurer la représentation du patronat auprès des pouvoirs publics.

L’Association catholique des patrons du Nord, fondée par Louis Tiberghien-Motte en 1884, est à l’origine des syndicats mixtes de Roubaix et de Tourcoing qui ont pour objectif de mutualiser les œuvres sociales. Chaque usine est représentée au conseil syndical par un patron, un employé et un ouvrier. Le syndicat mixte de l’industrie roubaisienne, créé en 1888, a mis en place une caisse de prévoyance sociale pour aider les ouvriers privés de leur salaire pour cause de grève.

Après la Première Guerre mondiale, en 1919, est créé le Consortium de l’industrie textile de Roubaix-Tourcoing. Afin de financer les frais généraux du Consortium et les actions sociales, chaque industriel paie une cotisation équivalente à 5,5 % des salaires gagnés dans son établissement. Le secrétariat patronal s’occupe des questions de salaires et des rapports entre ouvriers et industriels. L’organisation patronale accorde des allocations familiales pour tous les salariés des entreprises adhérentes et institue un sursalaire (supplément au salaire normal) aux familles nombreuses ainsi qu’une prime de fidélité à partir de 1930 pour assurer une certaine stabilité du personnel des usines.

Désiré Ley, un dirigeant controversé

Désiré Ley est l’administrateur du Consortium dès sa création. Il dirige également les unions patronales d’Halluin, Comines et Werwicq et le syndicat patronal d’Armentières. Il n’est pas partisan d’un dialogue avec les syndicats ouvriers, ce qui ne favorise pas l’établissement d’une paix sociale. Il cherche à éviter tout contact direct entre patrons et représentants syndicaux. Cela lui vaut plusieurs campagnes d’attaques à son encontre : il est qualifié d’« âme damnée ou mauvais génie du patronat roubaisien et tourquennois », d’« ennemi public de la classe ouvrière », de « cochon de Ley ».

Caricature de Désiré Ley dans le journal La Bataille « Sous le pressoir du consortium », 1920.

Malgré l’action contestée de Désiré Ley, les industriels rejoignent le Consortium : en 1927, 347 entreprises, employant 80 000 ouvriers, y adhèrent. En effet, ils sont sensibles aux notions d’ordre, d’autorité, de coopération et voient l’organisation comme un rempart contre les diverses menaces et crises qu’ils traversent dans l’entre-deux-guerres : les crises monétaires et économique, l’instabilité des gouvernements de la IIIe République, la montée du communisme en France et le nazisme.

A la différence de la politique de Désiré Ley, l’union syndicale de Roubaix-Tourcoing, fondée par Henri Duprez en 1938, met la collaboration entre les patrons et les ouvriers au cœur de son action. L’article 3 de son règlement intérieur stipule « Un ordre social stable ne pouvant être fondé que sur la collaboration des employeurs et des employés, ils (les adhérents) favoriseront le contact entre les patrons et leur personnel et entre syndicats patronaux et syndicats ouvriers ».

En 1942, l’organisation fusionne avec l’union des fabricants de tissus pour devenir le syndicat patronal textile de Roubaix-Tourcoing, présidé par Bernard d’Halluin. Il est composé de six commissions : organisation générale, salaires, main-d’œuvre et chômage, entraide et hygiène, logement et sport, apprentissage. Le syndicat a notamment créé des comités interprofessionnels du logement et de l’apprentissage.

Article concernant les problèmes de logement dans l’agglomération de Roubaix-Tourcoing.

En effet, au regard de l’insalubrité d’une partie des logements de Roubaix et Tourcoing, les patrons de l’industrie textile souhaitent construire des logements décents à proximité du lieu de travail pour favoriser le recrutement et la fidélisation du personnel. Le budget du comité interprofessionnel du logement est financé par une cotisation volontaire des chefs d’entreprise.

Campagne photographique réalisée par le comité interprofessionnel du logement de Roubaix-Tourcoing sur l’habitat social à Roubaix, 1960.

Les industriels du textile prennent aussi conscience de la nécessité d’organiser l’apprentissage pour répondre à la pénurie de main-d’œuvre et au besoin d’une qualification supérieure. Ils adoptent une charte de l’apprentissage qui oblige les jeunes ouvriers à recevoir un apprentissage d’un an et créent des centres collectifs aux établissements Tiberghien frères ou à la Lainière de Roubaix, par exemple.

Dans les années 1950, 90 % des entreprises du textile de Roubaix-Tourcoing adhèrent au syndicat.

En 2000, la plupart des organisations textiles régionales se regroupent dans une structure unique : l’Union des Industries Textiles du Nord (U.I.T. Nord).

 

D'un volume de 20 mètres linéaires, le fonds du Consortium de l'industrie textile de Roubaix-Tourcoing documente l'action sociale patronale à Roubaix-Tourcoing à partir des années 1920.

Le fonds Motte-Bossut rassemble les archives des différents établissements exploités par la société depuis sa création : filature de coton à Roubaix, tissages de coton à Leers, Comines et Vadencourt, filature de laine à Roubaix, manufactures de velours à Roubaix et Amiens ainsi que ses filiales.

Les archives de Jacques Bonte (historien de l’industrie textile) se composent de sa documentation scientifique et technique ainsi que d'archives orales : cassettes audio, notes dactylographiées, publications.

Les archives du syndicat patronal textile d’Armentières documentent ses activités sociales de 1943 jusqu'aux années 1980.

Les archives du syndicat patronal textile de Fourmies et du Cambrésis ont été acquises par les ANMT en 1995. On y trouve plusieurs ensembles relevant d’organisations patronales liées au secteur textile.

Le fonds Leclercq-Dupire comprend des documents relatifs au patrimoine, au personnel et à l’approvisionnement de l’entreprise fondée en 1847 par M. Leclercq-Mulliez.

 

 

Pour aller plus loin

BONTE Jacques, Patrons textiles : Un siècle de conduites des entreprises textiles à Roubaix-Tourcoing, 1900-2000, éditions La Voix du Nord, Lille, 2002 – ANMT 2009 43 1.

BONTE Jacques, L’épopée textile de Roubaix-Tourcoing, éditions La Voix du Nord, Lille, 2005 – ANMT US 13 (BON).

DAUMAS Jean-Claude, « Roubaix-Tourcoing : le Manchester français », dans Territoires de la laine. Histoire de l’industrie lainière en France au XIXe siècle, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2004 – ANMT US 13 (DAU).

DAUMAS Jean-Claude (dir.), Dictionnaire historique des patrons français, Flammarion, Paris, 2010 – ANMT US 1 (DAU).

DANSETTE Jean-Lambert et ROY Joseph-Antoine, « Origine et révolution d’une bourgeoisie. Le patronat textile du bassin lillois (1789-1914) (suite) », Revue du Nord, n°157, 1958, p. 49-69. Consultable en ligne.

HARAUX Geoffrey, « Apogée et déclin de l’industrie textile à Lille, Roubaix et Tourcoing au 20e siècle », Le Blog Gallica. Consultable en ligne.

MOTTE Sophie, Une dynastie patronale : Les Motte. Rapports entre la famille, ses membres et la « maison » (1843-1962), mémoire de maîtrise d’histoire sous la direction de François Caron, Paris-IV, 1992 – ANMT US 13 (MOT).

POUCHAIN Pierre, Les Maîtres du Nord du XIXe siècle à nos jours, Perrin, Paris, 1998 – ANMT H 3147.

 

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